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Novembre 1998 : Le Kosovo, un petit pion sur l'échiquier des grands


L'enchaînement des conflits et guerres en Slovénie, Croatie et Bosnie-Herzégovine, conséquence de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, prend une dimension nouvelle avec les événements qui se déroulent au Kosovo, celui d'un affrontement direct entre les puissances occidentales et la Serbie


Ayant vécu cinq ans en Albanie*, le sujet ne m'est pas inconnu pour en mesurer l'importance, la gravité et la complexité. Dans Perspectives stratégiques, journal de la FED/CREST qui deviendra la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), est publiée une première analyse ; Kosovo : un conflit « sous contrôle » jusqu'à quand ? et dans Puissances et influences 2000, édité par la FRS, sous la direction de François Géré, Gérard Chaliand et Arnaud Blin : Le Kosovo, un petit pion sur l'échiquier des grands. C'est cette seconde contribution qui est reprise ici.


* Articles publiés dans ce moment sur l'Albanie. L'Albanie est toujours isolée, L'autre journal (1992). Pauvre Albanie, Les Temps Modernes (1998)



Novembre 1998

Le Kosovo, un petit pion sur l’échiquier des Grands



1. L’engrenage


La question du Kosovo découle des décisions prises par la Conférence des Ambassadeurs à Londres en 1913. Après la chute de l’Empire Ottoman, l’indépendance de l’Albanie est reconnue mais, pour satisfaire aux convoitises des uns et des autres, les Puissances décident l’amputation d’une partie du territoire peuplé par les Albanais, considérés comme une « nationalité inexistante ». Ainsi, le Kosovo et la Macédoine, conquis par les Serbes lors de la Première guerre balkanique en 1912, et où vivent plus de la moitié des Albanais, sont rattachés à la Serbie. Le Premier ministre serbe, Nikola Pacic, déclare alors : « nous serbiserons les Albanais et s’ils ne se laissent pas serbiser, nous les chasserons, et s’ils ne se laissent pas chasser, nous les exterminerons. i»

Après la Première Guerre mondiale, intégrées au Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes qui prend, en 1929, le nom de Yougoslavie, il n’est pas difficile de comprendre le sort réservé aux populations albanaises du Kosovo et de Macédoine sous les régimes autoritaires et dictatoriaux d’Alexandre 1er puis de Stojadinovic.

Après 1945, au Kosovo, devenu une région autonome rattachée à la République populaire de Serbie, les Albanais restent l’objet, sous Tito, d’une politique discriminatoire et répressive brutale, conduite principalement par Rankovic qui poursuit la politique antérieure de dépeuplement et de serbisation du Kosovo-Metohija (dénomination serbe de la province). A cette fin on offre aux Albanais la « faculté » de « choisir » une autre nationalité, notamment turque, pour faciliter leur émigration. L’enseignement de leur langue se voit fortement entravé au profit du serbe et du turc. De sources yougoslaves, entre 1955 et 1958, plus de 200 000 Albanais du Kosovo se sont expatriés vers la Turquie. Fuyant la répression ou la misère, le mouvement migratoire des Kosovars, principalement vers l’Europe occidentale et la Turquie, n’a depuis lors jamais cessé ii.

Deuxième volet de la politique préconisée par Pacic, l’extermination. Depuis 1912 jusqu'au milieu des années 1970, on peut estimer à près de 280 000 le nombre des Albanais massacrés lors d’actions répressives organisées par les pouvoirs successifs. A ce chiffre il faut ajouter les victimes des manifestations de 1981, de 1989, des violences policières depuis l’instauration de l’état d’urgence et celles de la guerre en cours. Néanmoins, les politiques de dénationalisation et de déculturation - le Kosovo détenait le taux d’analphabétisme le plus élevé de la République fédérative de Yougoslavie - ont échoué et le Kosovo est aujourd’hui peuplé à 90% d’Albanais qui se réclament de leur identité shqiptare (albanaise).

Ni les Serbes, ni les puissances d’hier et d’aujourd’hui n’ont jamais reconnu aux Albanais du Kosovo le droit à l’autodétermination, alors même que ce droit « leur avait été promis en décembre 1943 et janvier 1944, lors de la première conférence du Conseil de libération nationale du Kosovo et de la plaine de Dukagjin iii. » Pas plus que n’a été entendue leur revendication que la province devienne une République à part entière de la Fédération yougoslave, au même titre que le Monténégro et la Macédoine. La seule concession d’importance faite par Belgrade sera, suite à l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie et à la décrispation des relations entre Belgrade et Tirana qui en est résultée, l’adoption de la Constitution de 1974 accordant au Kosovo une certaine autonomie iv. Les populations de la province acquièrent le droit d’élire un parlement, de disposer d’un gouvernement et les Albanais de suivre une scolarité dans leur langue.

De fait, l’église orthodoxe n’accepte pas cet abandon d’une « terre sainte serbe ». Celle-ci reçoit le soutien de nombreux intellectuels, comme en témoigne la publication, en 1986, du Mémorandum de l’Académie des sciences et des arts de Belgrade qui dénonce « le génocide physique, politique, juridique et culturel » dont seraient victimes les Serbes du Kosovo et qui en appelle au rétablissement plein et entier de l’autorité serbe au Kosovo (et en Voïvodine).

En 1989, dans le climat de tensions qui prélude à l’implosion de la Yougoslavie, les droits reconnus aux populations du Kosovo en 1974 sont balayés par Slobodan Milosevic converti, pour satisfaire ses ambitions politiques, en héraut du nationalisme serbe. Depuis lors, Milosevic et les siens mettent en application les thèses chauvines de Vaso Cubrilovic, ancien ministre de Tito et membre de l’Académie des sciences et de arts, qui, dès 1937, préconisait dans son mémoire intitulé sans ambage : « L’expulsion des Albanais», qu’un moyen de la dénationalisation du Kosovo soit « la contrainte exercée par l’appareil d’État. Celui-ci doit exploiter les lois à fond, de manière à rendre aux Albanais le séjour insupportable... »


Les Accords de Dayton « oublient » le Kosovo


En 1990, l’état d’urgence est proclamé, le gouvernement et le parlement de la province sont dissous. « En quelques mois 90% des Albanais de tous les secteurs de la vie sociale et économique : l’enseignement, la santé, les médias, la culture, l’économie sont licenciés... Le même sort est réservé aux médecins, journalistes de la télévision, des radios et des journaux, aux juges, aux chercheurs, à des dizaines de milliers d’ouvriers des mines et d’autres secteurs de l’économie. v » Contrôles, vexations, actes discriminatoires, violences physiques deviennent le lot quotidien, arrestations et condamnations se succèdent. On parle de dizaines de milliers de prisonniers politiques.

Confrontés à une véritable situation d’apartheid, les Albanais du Kosovo créent unilatéralement en 1992 la « République du Kosovo ». De premières élections, semi-clandestines, sont organisées sous l’égide de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), mouvement politique fondé en 1989 dont Ibrahim Rugova est élu président.

Se met alors en place un État parallèle, avec son président, son parlement, ses impôts. La diaspora albanaise apporte une importante contribution, estimée à plus de 50% du budget de la « République du Kosovo », qui permet, dans des maisons ou des caves, l’ouverture d’écoles, l’installation de cliniques et la mise en place de services sociaux pour venir en aide aux plus démunis.

Quand les hostilités ont éclaté en Bosnie-Herzégovine, George Bush a laissé entendre à Milosevic qu’il n’accepterait pas de recours à la force au Kosovo. La présence militaire des États-Unis en Macédoine et en Albanie, mais aussi la politique non violente d’Ibrahim Rugova qui préconise la patience, accordant foi aux promesses faites de prendre en compte dans le processus de paix les droits des Albanais du Kosovo, permettent à Washington de contrôler la zone et d’éviter que le conflit ne se propage sur le flanc sud de la Yougoslavie vi.

Mais, en 1995, les Accords de Dayton, signés par Izetbegovic, Milosevic, Tudjman et le secrétaire d’État américain Christopher, ignorent totalement la question du Kosovo ! Cet « oubli » est à mettre en parallèle avec le partage des territoires albanais lors de la Conférence des Ambassadeurs en 1913 : la nationalité des Albanais au Kosovo demeure une « nationalité inexistante ».

La situation étant bloquée, l’étau ne se desserrant pas, l’aspiration à une autonomie garantie par la pression internationale devenant illusion, les sentiments des Albanais du Kosovo se radicalisent et la ligne non violente d’Ibrahim Rugova, bafouée par les Accords de Dayton, se voit contestée, dans et hors de son parti. On accuse Rugova d’avoir commis trop d’erreurs politiques : « Les jeunes Albanais cultivés et impatients sont las de la politique attentiste pratiquée par Ibrahim Rugova. Vaniteux et stérile, ce dernier se prend déjà pour une "figure historique", ne comprenant pas que la jeunesse n’attendra pas qu’une république du Kosovo lui tombe du ciel vii. »

Les observateurs ont présenté sa victoire aux élections présidentielles du 22 mars 1998 comme un triomphe personnel, ignorant ainsi que le Parti parlementaire du Kosovo (PPK), principale force d’opposition à la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), qui critique la politique de passivité prônée par Rugova, n’a pas présenté de candidat. Adem Demaçi, considéré comme le Mandela kosovar pour avoir passé, entre 1958 et 1990, 28 ans en prison, devenu le porte-parole politique de l’UCK et candidat potentiel du PPK a déclaré à ce propos : « Je ne vais pas entrer en compétition avec lui simplement pour maintenir notre nation opprimée sous hypnose... En acceptant une campagne malhonnête, j’aurais avalisé une pratique que je conteste viii. » Ces mêmes observateurs évoqueront le taux de participation à ses élections (84,5%) comme un échec du mot d’ordre du PPK de les boycotter, l’objection ne semble pas prendre en compte la volonté des électeurs d’affirmer leur unité face à la répression, sans pour autant, les événements qui ont suivi l’ont montré, accorder un blanc-seing à la politique suivie par Rugova

Le 28 février 1998, les forces spéciales serbes engagent des opérations dans la région de Drenica, bastion traditionnel du mouvement nationaliste albanais. ix La guerre du Kosovo est commencée. Alors que les forces spéciales serbes usent d’armements lourds, rasent des villages, procèdent à des exécutions de civils, qu’interdiction est faite aux organisations humanitaires de se rendre dans les zones de combats et que le Kosovo est soumis à un embargo alimentaire, les négociations convenues par Ibrahim Rugova et Slobodan Milosevic, sous la pression de l’émissaire Holbrooke et du Groupe de contact, entre des délégations serbe et albanaise ne jouissent d’aucun crédit auprès des populations.

La voie de la lutte armée pour l’indépendance du Kosovo apparaît alors comme la seule juste, la seule que puisse comprendre Belgrade, la seule que puisse entendre la communauté internationale. Elle rassemble d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une tradition nationale qui a toujours idéalisé l’homme en arme combattant les occupants turcs, serbes, italiens, allemands, au nom du droit à la liberté et à l’indépendance. L’Armée de libération du Kosovo (UCK), fondée en 1991 ou 1992 selon les sources, qui a mené ses premières véritables actions en 1996, gagne rapidement en influence. En quelques semaines elle devient une référence incontournable pour tous les partis et les hommes politiques albanais.


Été 1998, le cauchemar des mots piégés


Pour les Grandes Puissances c’est le pire scénario, celui qui peut échapper à tout contrôle, aussi lorsque Belgrade lance son offensive dans les régions sous contrôle de l’UCK, un ton nouveau est adopté. Un diplomate occidental déclare cyniquement à propos de l’UCK : « on verra avec l’arrivée de l’hiver si elle a (l’UCK) vraiment les moyens de s’en prendre à l’armée Yougoslave. » Des experts de l’OTAN vont jusqu’à considérer que Belgrade fait preuve dans ses opérations contre la guérilla albanaise « de beaucoup de retenue x» ! Plus encore, le Groupe de contact demande aux États de prendre des dispositions pour entraver l’acheminement des fonds de la diaspora albanaise vers le Kosovo dont une partie contribuerait à l’armement de l’UCK xi.

La pression change de camp, ce ne sont plus Belgrade et Milosevic qui en sont l’objet mais les Albanais du Kosovo. Paul Williams, directeur de l’Institut d’analyse politique Carnegie à Washington le dit sans ambages lors d’une interview accordée au quotidien Le Temps : « Aujourd’hui, les Occidentaux se rendent compte de la puissance et surtout du potentiel de l’UCK et ont décidé qu’il valait mieux diriger leurs efforts sur le front albanais pour l’affaiblir xii. » Il apparaît ainsi clairement que ce n’est pas faute « de capacités d’indignation et de compassion », ni en raison de la torpeur vacancière, que la communauté internationale et les media ont fait silence, mais qu’il s’agit d’un choix délibéré de mise au pas de la résistance au Kosovo.

L’offensive de Belgrade contre l’UCK poursuit trois objectifs: premièrement, montrer sa capacité à contrôler le Kosovo et interdire à la guérilla albanaise de revendiquer des territoires libérés, deuxièmement, selon la méthode utilisée par toutes les parties en Bosnie, raser les villages, détruire les habitations et brûler les récoltes pour empêcher tout retour des familles ayant fui les zones de combats, troisièmement, en provoquant un exode massif des Albanais vers le Monténégro, la Macédoine et l’Albanie, dépeupler le Kosovo. A la fin août, en se fondant sur les estimations du Haut Commissariat aux Réfugiés, 200 à 250 000 Albanais du Kosovo ont ainsi été déplacés ou se sont exilés.

Ce plan de dépeuplement a été programmé de longue date par Belgrade et ses conséquences ont été envisagées et acceptées par les Occidentaux. Depuis des mois, des emplacements de camps de réfugiés ont été pré aménagés avec leur aide en Albanie et, dès le mois de janvier 1998, Kiro Gligorov, président de la Macédoine, annonçait « l’organisation de couloirs » pour permettre « l’évacuation de la population albanaise du Kosovo à travers la Macédoine vers l’Albanie ».xiii Autre dessein de la politique de dépeuplement - pouvant être présentée comme une « concession » du pouvoir serbe - le partage de la province : « Diverses cartes de partage ont déjà été discutées. Le livre de Branislav Krstic, « Le Kosovo entre droit historique et droit ethnique», en propose plusieurs : aux Albanais (90% de la population du Kosovo) serait accordé un tiers du territoire contre deux tiers aux Serbes (à peine 9% de la population).»xiv Les zones les plus riches revenant, cela va de soi, à la Serbie. Selon un autre projet, conçu à l’initiative de l’évêque de Prizren et du Mouvement serbe de résistance (organisation ultra-nationaliste): « Les Serbes ne veulent pas permettre, à aucun prix, que les zones qui ont la plus forte densité de monastères serbes, ainsi que les principales réserves minières, se retrouvent hors des frontières de la Serbie. » xv

Trente mille hommes disposant de blindés et d’hélicoptères contre quelques milliers de francs-tireurs encore mal organisés et à l’équipement disparate, le combat est inégal. Alors même que pour chasser les Albanais de leur foyer, l’armée et la police serbes font, selon Albert Rohan, chef de la délégation de l’Union Européenne qui s’est rendue en Serbie et au Kosovo les 28 et 29 juillet « un usage excessif de la force militaire », les réponses à l’intervention des forces spéciales, aux tirs des armes lourdes, aux mouvements des tanks qui broient les villages du Kosovo sont les atermoiements et le chapelet habituel d’avertissements sans suite du Groupe de contact, de la mission Holbrooke et de son satellite l’ambassadeur Christopher Hill ou les pirouettes des avions de l’OTAN dans le ciel de l’Albanie et de la Macédoine, son Secrétaire général, Javier Solana, ayant manifestement oublié en juillet ce qu’il avait dit en juin : « à la place de Milosevic, je serais préoccupé. » xvi A l’ONU « la politique de terre brûlée » pratiquée au Kosovo ayant été condamnée, Kofi Annan va jusqu’à demander respectueusement aux « forces de sécurité de la République Fédérale de Yougoslavie de ne pas se livrer à de tels actes de destruction gratuits. »

Ces litanies de la communauté internationale, vides de sens pour ceux qui regardent la mort en face ou qui traqués, suivent le chemin de l’exil, laissent libre cours à Belgrade pour rétablir (provisoirement) son contrôle sur le triangle Pec-Pristina-Prizren jusqu’à la frontière albanaise. Le piège dans lequel la résistance albanaise s’est mise elle-même, en fondant ses espoirs sur une intervention de l’OTAN, se referme. Sinistre remake d’un odieux scénario.

Pourtant, aucun expert n’envisage la fin de la guerre ou l’écrasement de la résistance albanaise, car la répression armée ne fait que renforcer la détermination des Kosovars qui, depuis 85 ans qu’ils se sont libérés des Turcs, n’ont connu d’autre langage que celui de l’assimilation ou de l’exil sans jamais cédé ni renoncé. S’ajoute une donnée objective, il ne s’agit pas au Kosovo, comme en Bosnie-Herzégovine, d’un puzzle où les nationalités bosniaque, croate et serbe s’interpénètrent mais d’un peuplement homogène de près d’un million neuf cent mille Albanais pouvant bénéficier du soutien de sept cent mille Kosovars émigrés et de quatre millions de concitoyens en Albanie, en Macédoine et au Monténégro. Pour modifier cette réalité, il ne suffit pas de nettoyer de leurs habitants des villages, ni même des zones entières, mais il faudrait procéder à un véritable ethnocide. Autre donnée démographique : 60% de la population albanaise du Kosovo a moins de 30 ans et cette jeunesse désespère d’être mise dans une impasse par les compromis politiques, de n’être que l’instrument des calculs des grandes puissances. On ne peut ignorer ces données du conflit au Kosovo qui multiplient les risques de déstabilisation de tous les Balkans.



2. De l’Illyrie à aujourd’hui


La réalité de cette guerre et ses enjeux rappelés, il ne s’agit pas d’être simplificateur mais, de regarder avec lucidité ce qui fonde les passions qui divisent Serbes et Albanais. Contentieux historiques, antagonismes ethniques, interférences religieuses, immixtions étrangères font du Kosovo, comme de la Bosnie, de la Palestine et du Kurdistan des lieux déchirés entre les legs de l’histoire, les droits légitimes des peuples, les ambitions régionales et celles des grandes puissances.

L’histoire rattache les deux communautés à cette terre. Chacune peut l’évoquer comme celle de ses ancêtres. Au IXe siècle se forment les premiers « États » serbes, dans une zone à l’Ouest de Belgrade et, au XIIe siècle, Nemanja unifiant la Raska, dont fait partie le Kosovo, et la Zeta (qui couvre notamment le Monténégro), fonde le Royaume de Serbie. En 1219, son fils, Sava, reçoit l’autocéphalie de l’Église serbe. Le riche patrimoine religieux de cette époque fait du Kosovo « le mythe de référence de l’orthodoxie balkanique. » xvii

Au milieu du XIVe siècle, sous l’autorité d’Etienne Dusan, qui s’est proclamé tsar des Serbes et des Grecs, l’Empire serbe connaît son apogée. Du Danube aux Mers Adriatique, Ionienne et Égée, il couvre tout ou partie de la Yougoslavie, du Monténégro, du Kosovo, de la Macédoine, de l’Albanie, une frange de la Bosnie et de la Bulgarie, jusqu’à la Grèce du Nord et centrale. Aujourd’hui encore, pour les nationalistes serbes, Dusan reste une figure vénérée.

Mais, dès le début du XIVe siècle, les Ottomans ont franchi le Bosphore. Entre 1360 et 1400 ils pénètrent profondément en Bulgarie et en Macédoine et le 15 juin 1389, à quelques kilomètres de Pristina, le prince Lazar est vaincu dans la plaine de Kosovo Polje par les armées de Mourad 1er. Cette défaite, à la fois militaire et religieuse, marque la fin de l’Empire Serbe et celle de la grande idée de Dusan de dés encercler Constantinople et d’arrêter l’expansion de l’Islam.

La symbolique de cet événement se perpétue jusqu’à aujourd’hui. En 1982 des popes, n’hésitent pas, dans un « Appel » dit des 21, à écrire ; « Le peuple serbe mène sa bataille du Kosovo depuis 1389. Le Kosovo c’est notre mémoire, notre foyer, la flamme de notre être. »xviii Et, en 1989, c’est à l’occasion du 600ème anniversaire de la défaite de la bataille de Kosovo Polje, qui réunit un million de Serbes, que Milosevic reprend la thèse du Mémorandum de l’Académie des sciences sur le « génocide » du peuple Serbe au Kosovo et ouvre la voie à la suppression de l’autonomie de la Province.

Cependant, le Kosovo appartient tout autant à l’histoire des Albanais. Dès le VIIème siècle avant notre ère, plus d’un millénaire avant l’arrivée des Slaves xix, des indo-européens - les Illyriens - vont peupler une région qui s’étend de l’Istrie à la Macédoine, de l’Adriatique à la Save et jusqu’au Danube, couvrant ainsi l’Albanie et le Kosovo. L’Illyrie, sous influence grecque à partir du Vème siècle av J.C., devient, 27 av. J.-C., province romaine. À la fin du premier millénaire, les populations illyriennes les plus à l’est sont chassées par les invasions slaves.

On connaît peu de choses sur les Illyriens : les historiens s’interrogent pour savoir si les Albanais, peuple indo-européen, descendent d’une des tribus illyriennes qui les premières ont occupé ces terres et il y a débat entre linguistes sur la souche illyrienne de la langue albanaise. Quoi qu’il en soit, l’histoire médiévale des Albanais montre qu’il s’agit, en l’absence d’une organisation étatique, « d’une nationalité formée par un élément ethnique balkanique très ancien. »xx. Leur antériorité sur les populations slaves est reconnue.

L’histoire témoigne également de la résistance de la nation albanaise à la Porte et à l’Islam. En 1443, Georges Kastriote Skanderbeg organise un soulèvement contre le Sultan et proclame la principauté libre d’Albanie. Pour faire face aux armées de Mehmet le Conquérant, Skanderbeg (dont les domaines jouxtent le Kosovo) unit les féodaux albanais dans la « Ligue des seigneurs albanais » et fait appel à la République de Venise, au royaume de Naples, au roi de France, à Alphonse d’Aragon, à Mathias Corvin en Hongrie et au Pape pour qu’ils l’aident à combattre les Ottomans. Mais les promesses d’aide et assistance des Puissants de l’époque ne sont pas suivies d’actes ; pourtant, jusqu’à sa mort, en 1468, Skanderbeg résiste et, après lui, les Albanais poursuivent leur lutte ; ils ne seront définitivement vaincus qu’en 1506, plus d’un siècle après la bataille de Kosovo Polje.

Jusqu’alors catholiques ou orthodoxes, de nombreux Albanais se convertissent à l’Islam, d’autres sont recrutés comme janissaires, ce qui les fait considérer comme des alliés traditionnels des Turcs ; c’est oublier que Skanderbeg fut, avec le roi de Hongrie Jean Hunyadi, le dernier rempart précédant quatre siècles d’Empire ottoman en Europe.

Lors de la guerre russo-turque, Serbes et Monténégrins engagent les hostilités contre la Turquie. En 1878, les instructions du gouvernement de Belgrade à ses troupes pénétrant dans le Kosovo sont : « moins il restera d’Albanais et de Turcs, plus sera grand le service que vous aurez rendu à la Patrie. » Ceci témoigne, d’une part, de l’important peuplement albanais du Kosovo, en particulier depuis la grande Migration de 1690 xxi et, d’autre part, du refus délibéré de prendre en compte les aspirations du mouvement national albanais et en particulier l’initiative de Zef Jubani et de l’abbé Preng Doçi qui préconisaient une coopération entre Albanais et Monténégrins. Les Turcs défaits, le traité de San Stefano entre la Russie et la Turquie prévoit le démembrement de l’Empire Ottoman et le partage des territoires peuplés par les Albanais. Cette situation renforce le mouvement d’indépendance nationale et de renaissance culturelle albanais né vers 1840.

C’est dans ce contexte qu’un fait important vient lier plus encore le Kosovo à l’histoire des Albanais. A Prizren, le 10 juin 1878, 80 notables se rassemblent et, à l’initiative d’Abdyl Frashëri, constituent la « Ligue de Prizren », première organisation « politique » ayant comme projet la formation d’un état albanais autonome. La « Ligue de Prizren » adresse en ce sens un mémorandum au Congrès de Berlin organisé par les Puissances jugeant inacceptable le Traité de San Stefano. Mais, le Congrès de Berlin n’accordera aucune attention à la question albanaise et, si l’indépendance de la Serbie et du Monténégro sont reconnues, les territoires albanais demeurent rattachés à l’Empire ottoman.

La Ligue de Prizren n’en exerça pas moins une grande influence au sein des populations albanaises : elle fut à l’origine du soulèvement armé qui, en 1912, permit aux Albanais de se libérer de la domination turque et de proclamer, dans la ville de Vlora, leur indépendance. Son rôle fut également important au niveau international, en posant aux Puissances la question albanaise, elle contribua, 35 ans plus tard, à la reconnaissance internationale du nouvel État.



Un lourd contentieux historique.


Au cours de ces temps longs de l’histoire, conflits et guerres divisent Serbes et Albanais et nourrissent chez eux des sentiments irrationnels et réels, fondés et imaginaires, gangrenant l’entendement quotidien. Les Serbes qualifient les Albanais de barbares, les Albanais considèrent les Serbes comme l’ennemi ancestral, ils se traitent réciproquement de revanchards ou de chauvins, pour un enfant albanais le grand méchant loup est serbe et à l’inverse, pour l’enfant serbe, il est albanais.

A l’antagonisme ethnique s’ajoute la discorde religieuse, les uns sont orthodoxes, les autres en majorité musulmans et, si pour les Albanais, la question nationale prévaut sur l’appartenance religieuse, pour l’église orthodoxe serbe qui, depuis les origines de l’Empire serbe, est l’un des piliers du nationalisme, les lieux saints et les terres de l’église au Kosovo sont inaliénables.

Ces incriminations séculaires n’ont fait qu’ajouter des morts aux morts. « Savoir qui, à l’origine », a raison et qui à tort, qui a précédé l’autre en tel lieu où en tel autre, que sous le règne de la dynastie des Nemanjides au XIIème siècle, le Kosovo a été le berceau de la nation serbe ou que les Albanais sont les descendants des Illyriens qui ont peuplé la région antérieurement aux slaves, n’est porteur d’aucune solution. On ne peut remonter le cours de l’histoire, reste un fait indéniable, aujourd’hui, le Kosovo est à 90% peuplé d’Albanais.

Si les guerres qui ont opposé les deux communautés ont entretenu ressentiments et haines jurées, le fait qu’Albanais et Serbes ont également parfois combattu côte à côte ne devrait pas être occulté. Deux des sept chefs de la coalition contre les Turcs lors de la bataille de Kosovo Polje, étaient albanais. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cinquante mille Albanais ont rejoint les partisans de Tito et, en 1944, deux divisions de l’Armée de Libération Nationale Albanaise, en coopération avec la résistance yougoslave, ont participé à la libération du Kosovo. Cependant, chacun fait sa lecture de ces événements selon les méandres de l’Histoire et y trouve prétexte à jeter de nouveaux anathèmes.

Les victimes de ces discours de la haine, perpétués par des structures féodales et utilisés par des boutefeux prêts à embraser la région pour servir leur ambition, sont les peuples, albanais et serbes. xxii C’est à partir de ce fait qu’il appartient aux deux communautés de chercher les voies pour que la raison prévale. Quelle solution à l’inconciliable ? Elle ne peut être recherchée dans ce qui n’est que transitoire et conjoncturel. Ainsi, laisser croire que la solution du problème du Kosovo repose sur l’éviction de Milosevic serait crédible si, en Serbie, s’était manifesté un homme, un parti ou un courant politique bénéficiant d’une certaine influence et qui adopte un autre langage à propos du Kosovo, mais Vuk Draskovic demande de dénommer le Kosovo : Serbie du Sud, Vojislav Seselj se fait fort de régler militairement la question en cinq jours, des dirigeants du mouvement des étudiants comme Radivoje Papovic déclarent: « les Albanais vivent chez-nous et pas nous chez eux. » xxiii. Tous ont pour livre de chevet le Mémorandum de l’Académie des sciences serbe, tous refusent ne serait-ce qu’une certaine autonomie au Kosovo au sein de la République de Yougoslavie. La solution de la question du Kosovo ne tient donc pas au maintien ou non de Milosevic au pouvoir, les racines du chauvinisme serbe sont plus profondes et plus largement répandues.

À ce sujet, le point de vue de l’hebdomadaire moscovite, Novoïe Vremia qui suggère que la campagne pour le renversement de Milosevic pourrait trouver une explication plus plausible que celle des intérêts des Albanais dans la déclaration du chef de l’État-major yougoslave en janvier dernier sur l’intention de la Serbie d’entrer dans l’OTAN, mérite attention. xxiv

Derrière l’argument du pouvoir en place à Belgrade, se profile en effet le jeu des principales puissances. L’Allemagne cherche activement à étendre plus au Sud sa zone traditionnelle d’influence dans les Balkans, l’Italie, puissance régionale, et la France veulent renforcer ou maintenir leur présence, la Russie s’efforce de garder pied dans la région, mais il est évident que les maîtres du jeu dans cette zone des Balkans - Albanie, Macédoine et Kosovo - sont les Américains. Un haut diplomate allemand l’a récemment déclaré : « on ne peut rien faire contre l’avis des États-Unis, voire sans leur participation. » Ils le sont d’autant plus que le gouvernement de Fatos Nano en Albanie et Ibrahim Rugova au Kosovo, s’alignent sur la politique de Washington et font reposer leur sécurité sur cette caisse de résonance américaine qu’est l’OTAN.


Cet alignement les a privés de la marge de manœuvre, il est vrai très faible, dont ils disposaient et les condamne à être totalement instrumentalisés, alors même que pour les États-Unis le principal objectif dans la région n’est pas l’autonomie ou l’indépendance du Kosovo, mais de contrôler ce maillon important de l’encerclementde la Russie que sont les Balkans, de rester les maîtres du jeu au Proche-Orient et à sa périphérie et de limiter ou contenir l’influence des puissances régionales européennes en application de la stratégie, définie en 1992 par le Département d’État, de ne plus permettre à l’avenir la naissance d’une autre grande puissance. Face à ces intérêts planétaires, on imagine le peu d’importance que revêt le sort d’une région à l’économie exsangue et de ses populations souvent miséreuses.


Si l’on voulait un exemple de la fiabilité de la solidarité de Washington avec la cause albanaise, il n’est qu’à rappeler que le 14 août ; alors que Belgrade développait son offensive au Kosovo et que des combats se déroulaient aux frontières de l’Albanie, les États-Unis ont, invoquant la crainte d’un attentat intégriste, fermé leur ambassade à Tirana. Décision semant l’inquiétude et apparaissant d’autant plus absurde que si une telle menace existe aujourd’hui en Albanie, les Américains en sont responsables car ce sont eux, dans l’esprit de la politique définie par le Secrétaire d’État James Baker : « nous ne devons-nous opposer à l’intégrisme que dans la mesure de nos intérêts »,xxv qui, au cours des années 1990, ont favorisé le prosélytisme et les investissements des pays islamistes en Albanie, inexistants jusqu’ici. xxvi


Avec l’extrême tension qui résulte des derniers événements et l’exacerbation des antagonismes qui en découlent, les données sont claires. D’une part, la résolution serbe de garder sa mainmise sur le Kosovo ne laisse aux Albanais que la voie de la résistance, quel qu’en soit le prix humain. Des siècles de conflits ont nourri la symbolique de celui qui combat pour la cause nationale et aucun bon conseil de patience ou de sagesse ne pourra empêcher les Albanais de lutter pour leurs droits et leur survie.


D’autre part, la supériorité militaire des Serbes ne peut suffire pour réaliser leurs desseins, selon Le Monde, « un diplomate américain excluait récemment toute possibilité d’une victoire militaire de l’une ou de l’autre des parties en conflit. » Économiquement, les opérations militaires, avec un coût de deux millions de $ par jour, ruinent plus encore la Yougoslavie, engagée dans un cours suicidaire. Les Grandes puissances quant à elles, avec un zeste de compassion et beaucoup de cynisme, continuent à jouer, selon leurs intérêts, le rôle de secouristes ou de Rambo.


D’intolérables vérités.


Se sortir du piège géopolitique, rejeter les discours de la haine, rompre avec l’engrenage de la violence dépend des populations serbes et albanaises et d’elles seules. Encore faut-il qu’elles soient en mesure d’entendre des vérités qui leur sont insupportables à l’une comme à l’autre.


Ainsi, il revient aux Serbes de répondre à la question posée par le quotidien Nasa Borba : « un régime assis sur le mythe du Kosovo peut-il survivre à la faillite de ce mythe ? » L’existence d’un riche patrimoine religieux orthodoxe serbe, qui doit être protégé, ne modifie en rien une réalité incontournable : exode forcé ou voulu selon les époques, le peuplement serbe du Kosovo est aujourd’hui très minoritaire. Pour reprendre la formule d’Alexandre Esculier « un passé réinventé par le sabre et le goupillon » xxvii ne peut rien y changer, ou le risque est grand que le « mythe du Kosovo » ne soit le tombeau de la Serbie.

Autre vérité, celle du Général Koca Popovic qui, en 1989, déclarait dans Vreme : « au prix de grands efforts, les Albanais peuvent devenir des Yougoslaves. Mais, aucun effort ne les transformera en Serbes. » xxviii Pour, depuis 1945, n’avoir pas voulu entendre cette évidence et pour s’être enfermé dans un discours chauvin, le pouvoir, une grande part de l’opinion serbe et, depuis l’implosion de la République fédérative, l’opposition dans sa presque totalité se sont enferrés dans l’impasse d’une logique d’intolérance, de violence et d’échec.


Il est également des vérités douloureuses à entendre pour les Albanais du Kosovo. Séparés par des frontières tracées en 1912 dans les salons des chancelleries, leur aspiration à réunifier les territoires peuplés par des Albanais ne s’est jamais éteinte, d’où les proclamations que la question du Kosovo est un élément constitutif de la question albanaise. On ne peut ignorer que les Albanais du Kosovo et leurs frères d’Albanie parlent la même langue, qu’ils ont les mêmes coutumes (pour les meilleures et pour les pires si l’on se réfère à la vendetta), les mêmes traditions ; mais depuis quatre-vingt-cinq ans que l’histoire les a séparés ils ont aussi un vécu dissemblable, d’autres références.


En Albanie, on reproche aux Kosovars d’avoir, après la chute du pouvoir communiste, accaparé le bazar (le marché public) et spéculé sur les prix, les accusations vont même parfois jusqu’à leur reprocher d’avoir corrompu la société albanaise et de l’avoir initiée à tous les trafics. Par ailleurs, l’influence des codes coutumiers et leurs règles féodales sont restées plus vivaces dans le Nord de l’Albanie et de l’autre côté de la frontière, au Kosovo, d’où certaines craintes qu’une « unification » contribuerait à réactiver plus encore, dans une société albanaise déjà fortement déstabilisée, des traditions et des modes de pensée patriarcaux et claniques (vendetta, statut de la femme, etc.). xxix Selon Lindita Karadaku: « Albanais et Kosovars ont traversé ce siècle de façon si différente que leurs retrouvailles ne pouvaient qu’être difficiles. » xxx


L’unification des territoires peuplés par des Albanais, revendication qui a toute sa légitimité, n’est donc pas sans incertitudes et exige, pour le moins, temps et réflexion ; et cette question ne se limite pas au problème des relations entre et au sein des communautés albanaises. Quand un des porte-parole de l’UCK, Jakup Krasniqi, déclare au Spiegel : « Nous voulons plus que l’indépendance. Nous voulons la réunion de tous les Albanais des Balkans. » il soulève une question qui, plus que toute autre, enjoint aux Albanais de se montrer clairvoyants. Si cette revendication apparaît fondée, juste, de bon sens même, elle contient le ver dans la pomme, l’idée d’une « Albanie ethnique ». Cette vue, inéluctablement, se heurte aux ambitions et prétentions d’une Grande Serbie, du nationalisme ustaca (oustachi) croate, d’une Grande Bulgarie et de la Megali idea (grande idée) grecque. Chacune de ces idéologies irrédentistes, nourrie d’un chauvinisme étroit, a pour objet de redessiner les frontières de son pays en prenant pour référence le moment qui lui est le plus favorable dans le mouvement des invasions, migrations, guerres et Empires successifs qui ont fait l’Histoire des Balkans. Quadrature du cercle et, chacun étant le spolié de l’autre, quintessence de haines et de conflits.


Poussant plus avant le projet de réunification des territoires albanais, certains envisagent même une nouvelle carte des Balkans, composée d’États forts qui seraient la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Grèce et l’Albanie, et d’États de second rang, la Bosnie et la Macédoine. Serait-ce là le but (et la vertu) de la cause nationale albanaise ? Rien n’est plus légitime en soi que le souhait des Albanais de vivre dans une entité territoriale commune, mais l’Albanie ethnique comporte de forts risques de dérive; rappelons qu’après l’occupation de l’Albanie par l’Italie en 1939, le parti fasciste albanais prit le nom de « Garde de la Grande Albanie » et que, pendant la Seconde Guerre mondiale, sous le mot d’ordre de la « Grande Albanie », des Albanais, appartenant au mouvement nationaliste Balli Kombëtar d’Albanie et du Kosovo ont, comme les tchetniks serbes et les oustachi croates, choisi de se battre au côté des fascistes et des nazis.


Pour revenir à aujourd’hui, défendre l’idée d’une « Grande Albanie », opposant ainsi un chauvinisme à un autre chauvinisme, c’est faire montre d’un grand manque de discernement politique, sachant ces visées rejetées par les peuples de la région, comme les Albanais rejettent les prétentions des États alentours et que « Washington ne veut pas d’une « Grande Albanie » qui engloberait le Kosovo. Car des Albanais vivent aussi en Macédoine et en Grèce, deux alliés que Washington doit empêcher de s’affronter. » xxxi Si logique et naturelle que l’aspiration des Albanais à s’unifier puisse paraître, aux raisons stratégiques qui la contrecarrent, s’ajoute une raison fondamentale, la revendication d’une « Grande Albanie » est idéologiquement piégée, comme est piégée celle d’une Grande Serbie.


Serbes et Albanais (comme les autres peuples des Balkans) sauront-ils, pourront-ils, rompre le cycle infernal des vérités refusées ? Reprenant une formule publiée dans Le Monde à propos de la Palestine : pour que les Albanais ne soient pas « les victimes des victime »,xxxii il faudrait en finir avec les discours de la haine et que la raison en vienne à prévaloir, les uns en renonçant à leurs mythes historiques et à une solution ethnocide de la question du Kosovo, les autres, brutalement dit, en s’affranchissant de leur conditionnement à des règles d’assujettissement clanique et de subordination aux puissances, alors pourront être créées les conditions pour que les deux communautés se libèrent de leurs pires ennemis, les démons du chauvinisme et de l’irrédentisme.

Une telle démarche ne peut être que longue, très longue, faite de convictions et de volonté, alternant avancées et échecs, d’autant que Serbes et Albanais sont, l’un et l’autre, des peuples frustrés, écorchés par l’Histoire. Mais, si les deux communautés manquent de la lucidité et du courage nécessaires, l’échec de cette acceptation réciproque - qui ne peut être ni imposée ni décrétée - fera du Kosovo une nouvelle Palestine et en 2050, les petits enfants de ceux qui se battent aujourd’hui continueront à s’entre-tuer et, la communauté internationale s’en accommodant très bien, un Conseil de sécurité centenaire se réunira pour voter la énième résolution demandant le respect et l’application des résolutions antérieures. A moins que la poudrière qui va des Balkans au Caucase ne se soit d’ici là embrasée.


Version intégrale du texte paru dans « Puissance et influences 2000 », Éditions Mille et une Nuits


iLes 2/3 de la population du Kosovo sont alors albanais.

ii Dans Hérodote (n° 48-1992), Michel Roux décrit comment « dans le système des prix yougoslaves , le Kosovo subit un échange inégal », ainsi le revenu par tête y était à peine supérieur à 30% du revenu moyen des Républiques yougoslaves.

iiiCatherine Lutard, Géopolitique de la Serbie-Monténégro, Editions Complexe, 1998.

ivEn contrepoint à la réponse de Jean-François Colisimo à Ismaël Kadare dans Le Monde (14 avril 1998) qui fait état de « déstabilisations encouragées par les voisins - dont le régime Hodja », au Kosovo. Rappelons qu’après le refus de Tito, au sortir de la Seconde guerre mondiale, de rattacher le Kosovo à l’Albanie, comme l’envisageait Enver Hoxha, et l’échec d’intégration de l’Albanie à la Yougoslavie pour en faire la septième République fédérative, l’attitude constante de Tirana fut, après la rupture des relations entre les deux pays en 1948, de soutenir la revendication des Albanais du Kosovo de pouvoir parler et enseigner librement leur langue, puis ultérieurement que la province obtienne le statut de république; mais ces questions furent toujours considérées comme des questions relevant de la politique intérieure de la Yougoslavie.

vMuhamedin Kullashi, Véronique Nahoum-Grappe : « Kosovo, le crime annoncé », Libération, 30 mars 1998.

viPar ailleurs, le blocus de la Yougoslavie et du Monténégro n’est pas sans favoriser de juteux trafics dont le Kosovo est l’une des voies de transit.

viiMilos Vasic, dans Vreme, cité par L’Hebdo, 28 janvier 1998.

viiiL’Hebdo, 26.3.98 et Le Courrier International n° 381, 1998.

ixEn 1944 déjà, dans la phase de libération de la Yougoslavie, des massacres d'Albanais ont été perpétrés par les Serbes dans cette région.

xCes deux citations sont extraites d’un article de Roland Krimm dans Le Temps, 24 juillet 1998.

xiEn application de cette demande, la Suisse, pays où il y a une importante émigration venant du Kosovo, a bloqué les comptes bancaires de la fondation « Pour le Kosovo », proche de la LDK d’Ibrahim Rugova, et ceux de l’association « La patrie appelle », proche du Mouvement de libération du Kosovo (LPK).

xiiLe Temps, 30 juillet 1998.

xiiiDe plus, le fait qu’en Albanie, depuis 1992, certaines zones de montagnes ont été abandonnées par des populations venues s’agréger dans les banlieues des villes peut favoriser un tel exode.

xivMuhamedin Kullashi, Véronique Nahoum-Grappe, article cité.

xv Dusan Batakovic, Liberal, in Le Courrier International, n° 418, 5 novembre 1998.

xviDéclaration faite le 11 juin 1998 lors d’une réunion de l’OTAN.

xviiHenri Tincq, « Une terre sainte de l’orthodoxie balkanique », Le Monde, 10 mars 1998.

xviiiCité par Henri Tincq.

xixC’est au VIIème siècle ap. J.-C. que les Slaves arrivent dans cette région.

xxLe Moyen-âge, t. 3, sous la dir. de Robert Fossier, Armand Colin Éditeur.

xxiEn 1683, la Sainte Ligue chrétienne met fin au siège de Vienne, les armées des Habsbourg pénètrent jusqu’au Kosovo et en Macédoine et, à l’instigation des popes, des massacres de musulmans sont commis. En 1690, les Ottomans lancent une contre-offensive ; c’est alors la ”grande Migration” (Velika Seoba) des Serbes du Kosovo fuyant vers la Voïvodine par peur des représailles.

xxiiLes Serbes du Kosovo en particulier, si le génocide dont ils seraient les victimes de la part des Albanais relèvent de la propagande et du martyrologue serbe, il est tout

aussi évident que Belgrade les utilise. Rappelons les 100 000 Serbes, chassés par les fascistes et les nazis du Kosovo, empêchés en 1945, par une loi, de regagner la Province ou le fait qu’en mai 1998, ils n’étaient pas directement représentés dans la délégation yougoslave lors des rencontres avec la délégation des Albanais du Kosovo.

xxiiiCité par Libération (24 mars 1998).

xxivCourrier International n° 398, 18 juin 1998.

xxvGénéral Gallois - Le soleil d’Allah aveugle l’Occident (cité par Michel Collon dans Poker menteur, Éditions EPO, 1998)

xxviEn août 1998, trois Égyptiens, clients de la Banque arabe islamiste à Tirana, furent expulsés et deux autres emprisonnés.

xxviiLe Monde, Gordogane-Milosevic nous salue bien, 14 mars 1998.

xxviiiCité par L’Hebdo, 22 janvier1998.

xxixA ce propos, voir Pauvre Albanie ! Temps Modernes mars-avril 1998.

xxxRédactrice en chef de l’agence de presse indépendante Enter à Tirana, LeTemps, 7 juillet 1998.

xxxiMichel Collon - Poker menteur, Ed. EPO, 1998.

xxxiiEdward W. Saïd, professeur de littérature comparée à l’université Columbia

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