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Février 2002

Les États-Unis étendent la dérégulation de l'économie et du social au droit international


Après le 11 septembre 2001, l'administration Bush entraîne le monde dans un délire juridictionnel répressif, l'US Patriot Act fait référence. Tous les pays adoptent des lois liberticides. En France, ce sont les lois Perben, au Royaume-Uni, le Terrrorism act, l'Union européenne adopte deux « décisions cadres », l'autre relative « au mandat d’arrêt européen. » Ces lois menacent les droits politiques et syndicaux des citoyens. En autorisant des droits de contrôle, droits de perquisition, droits d'arrestation et d'incarcération sans jugement, elles ouvrent le champ du répressif.

Cette contribution complète la précédente sur les lois Perben, elle est parue comme Dossier n° 5 de la Coalition internationale contre la guerre (CICG).



Au tournant des années quatre-vingt-dix, le temps des discours sur « l’avenir radieux et sans guerre du postcommunisme », fut étonnamment bref. Très vite, les lois et les règles hégémoniques qui régissent le « nouvel ordre mondial » ont signifié un basculement dans une histoire qui semblait révolue ; la puissance et la sophistication des armements ne changeant pas la nature des guerres, lors de la guerre du Golfe puis lors de la guerre du Kosovo, c’est bien au retour à des opérations de caractère colonial que l’on a assisté.

Même la terminologie colonialiste reprend alors cours avec l’instauration de « protectorats » en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, et l’on voit ce terme, adopté au XIXe siècle pour déguiser l’élargissement des empires, que l’on pensait devenu caduc, revêtu de nouveaux atours : « Nous sommes entrés dans un monde nouveau où les souverainetés nationales ne sont plus ce qu’elles étaient, où émarge une « communauté internationale » où s’imposeront des protectorats, toutes novations qui peuvent conduire, pourquoi pas, à plus de « morale » et à moins de nationalisme, à plus de solidarité et à moins d’exclusion, à plus de fraternité et à moins de haine. » i

Les discours entendus après le 11 septembre et la guerre d’Afghanistan marquent le passage à la mondialisation de cette logique de suprématie guerrière. On annonce des interventions dirigées contre l’Irak, l’Iran ou la Corée du Nord. L’Afghanistan et tous les pays environnants : Pakistan, Cachemire, Tadjikistan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Turkménistan sont mis sous contrôle. Des corps spéciaux sont en place au Yémen, dans la Corne de l’Afrique et au Soudan. Des actions de commandos sont ou vont être engagées dans le Sud-Est asiatique (Philippines, Indonésie, Malaisie). La présence militaire dans les Balkans est étendue au Caucase. En Amérique latine on voit réapparaître, encore sous forme camouflée, des Contras. Ces plans d’interventions armées étant conduits en étroite interaction avec le conflit Israélo-Palestinien. ii Dans le même temps, échange de bons procédés, le silence se fait sur la répression en cours en Tchétchénie et sur celle qui s’exerce dans le Sinkiang chinois.

Bien que les opinions publiques aient été soumises à un intense matraquage propagandiste ayant pour but de les tétaniser, celles-ci ont compris (et cela bien mieux que ne le font entendre les médias) qu’une riposte à une agression, si légitime soit-elle, n’autorise pas à régir le monde par la force des armes, à fortiori quand, d’évidence, ces interventions servent des intérêts économiques et territoriaux hégémoniques.

La real politique suivie par les États-Unis est une voie dangereuse et incontrôlable, d’autant plus dangereuse, qu’entachée d’un chauvinisme exacerbé, elle ne prend pas en compte les risques de déstabilisation régionaux et mondiaux. Si lors des conflits en Irak et au Kosovo, les États-Unis étaient seuls aux commandes, un semblant de consultation avec les autres parties jetait un voile sur cette évidence ; l’épisode afghan, en revanche, marque le passage de l’Amérique atlantiste à l’Amérique de l’Empire. La communauté internationale se voit soumise aux décisions unilatérales de Washington ; ni l’ONU, ni ses alliés, membres de la coalition, ni l’OTAN ne sont jamais consultés sur les différentes opérations en préparation ou en cours, non plus que sur les moyens et les méthodes utilisés.

L’unilatéralisme guide maintenant toute la politique américaine, Washington ne se contente plus d’un pouvoir discrétionnaire, mais exige de disposer d’un pouvoir absolu, non seulement en matière militaire, ce qui ne lui était pas contesté par ses alliés, mais dans les domaines politique, économique, financier et, nouveau champ hégémonique, celui du droit international.

Dès avant le 11 septembre, dans les sphères dirigeantes se constatait une crainte : le refus de la mondialisation, multiple dans ses raisons et mobilisations et donc imprévisible dans son évolution qui allait, de Seattle à Gênes, s’amplifiant. De plus, la politique de l’Empire triomphant conduite par les États-Unis, confinant leurs alliés dans des rôles de potiches, et, selon les besoins, faisant sortir de leur chapeau ou jetant à la poubelle l’ONU et l’OTAN, ne pouvait qu’élargir, à terme, le champ de cette force contestataire, d’où une volonté de renforcer les dispositifs policiers et judiciaires.

À cette inquiétude sont venus s’ajouter les attentats du 11 septembre ; s’ils désignent un adversaire, celui-ci est diffus et sa poursuite revient à donner, sans discernements, des coups de pieds dans la fourmilière. Ignacio Ramonet, dans Le Monde Diplomatique, le souligne avec pertinence : « Comme la plupart des forces armées, celles des États-Unis sont formatées pour combattre d’autres États, et pas pour affronter un ennemi invisible.»iii

Pour des politiques, tout à l’arrogance de leur puissance et des généraux surarmés et suréquipés, c’est là le pire ennemi, le plus pervers. iv Pour le vaincre, il ne suffit pas de retourner le sol par sa puissance de feu, de traquer le diable depuis les foudres du ciel, d’écraser l’ennemi par sa technologie, transformant les populations civiles en victimes. Il ne s’agit pas non plus de multiplier les drones pour repérer le bruit des scarabées, de parachuter des cacahuètes, ou d’habiller des chefs de clans en démocrates, mais cette guerre demande de convaincre ces populations que l’issue qu’elles recherchent à leur situation n’est pas celle proposée par des Ben Laden.

Pour y parvenir, encore faudrait-il que les politiques économiques néo-libérales suivies par les États-Unis, leurs alliés et les suppôts qui gouvernent ces peuples ne soient pas la cause de leur tragédie. Rien n’est possible sans changer le sort de ces populations, sans donner à ces hommes et à ces femmes non pas un avenir, mais simplement un présent. Ce n’est manifestement pas la voie dans laquelle George W. Bush s’est engagée.

Confronté qu’il est, dans un climat de récession et de crises économiques, à un fort mouvement anti-mondialisation et face à un terrorisme désigné, mais invisible, l’Empire veut, partout dans le monde, pouvoir agir sans entrave. D’où la nécessité pour les États-Unis d’étendre, dans la logique de la mondialisation libérale, au domaine du droit la politique de dérégulation déjà imposée en matière politique, économique et sociale.

On a donc vu, après le 11 septembre, se multiplier des dispositifs répressifs et des lois d’exception adoptés dans l’urgence par les États-Unis, mais également par l’Union européenne et par les États nationaux : mesures limitant les libertés civiles, portant atteinte à la liberté d’opinion, d’association et d’information, aux règles de détention et d’extradition, au fonctionnement de la justice et aux droits de la défense.


Dérive sécuritaire en Europe.


L’Union européenne a sorti de ses tiroirs deux « décisions-cadres », concoctées depuis longtemps, sinon comment auraient-elles pu être élaborées, rédigées et livrées dans un délai de 48 jours ? La première, relative à « la lutte contre le terrorisme » a été présentée le 15 octobre et la seconde, relative « au mandat d’arrêt européen », le 29 octobre. Puis, toujours dans l’urgence, ces lois, applicables obligatoirement dans tous les pays de l’Union, sont adoptées par le Parlement européen et avalisées en décembre 2001, lors de la rencontre des chefs d’États et de gouvernements de Laeken. Ce tour de passe-passe n’eût pas été possible sans le prétexte du « combat contre le terrorisme. »

La décision cadre relative à « la lutte contre le terrorisme » a pour fondement le Terrorism Act anglais qui le définit comme une action ou une menace d’action qui « vise à influencer le gouvernement ou à intimider tout ou partie du public » et « l’action ou la menace d’action qui a pour objectif de promouvoir une cause politique, religieuse et idéologique. » Une telle définition, on le comprend aisément, est extensible à toute action politique ou revendicative, même non violente.

L’intention étant par trop avouée, les législateurs européens se sont attachés à en remodeler la formulation. La version initiale demandait que « soient sanctionnées comme des infractions terroristes », des actions visant à porter gravement atteinte ou à détruire « les structures politiques, économiques et sociales d’un pays », la version finale change de registre et ce sont de graves atteintes ou la volonté de détruire « les libertés fondamentales, la démocratie, le respect des droits de l’homme, les libertés civiles et l’État de droit » qui sont qualifiées d’infractions terroristes. Version revêtant un visage plus « humaniste », mais non moins extensible dans son interprétation.

Sans que le fond en soit modifié, le débat au Parlement européen permit l’adoption de quelques amendements positifs. Ainsi, le « chantage » ne suffit plus pour se voir infliger une peine de deux ans de prison, il doit s’agir de « chantage visant à financer un groupe terroriste », de même, le « vol simple ou qualifié » n’est plus justiciable sous le label de terrorisme, seul peut être poursuivi comme tel : le « vol aggravé » commis en vue d’accomplir une action terroriste.

En revanche d’autres articles restent des menaces directes contre les mouvements revendicatifs et sociaux. Ainsi, une peine de cinq ans de prison est prescrite pour « la capture illicite d’installations étatiques ou gouvernementales, de moyens de transport publics, de réseaux d’information ou de communication et de biens publics ou privés ; » En conséquence, des ouvriers en grève ou des manifestants qui bloquent un train ou une ligne de métro, des sans-logis qui squattent un immeuble peuvent être qualifié de « terroristes » et qu’en est-il des ouvrières et ouvriers de Moulinex qui ont annoncé vouloir détruire leur usine s’ils n’étaient pas entendus ?

Une peine de dix ans de prison est prescrite en cas de « mise en danger de l’environnement. » Au sens de cette loi, qui sera jugé comme « terroriste » ? Les sociétés pétrolières polluant les mers et les côtes ou les militants s’opposant aux expérimentations d’organismes génétiquement modifiés ? Poser la question n’est-ce pas y répondre ?

Une peine de dix ans de prison est également prescrite pour « la perturbation… de l’approvisionnement en eau, en électricité ou tout autre ressource fondamentale naturelle. » De ce fait, une coupure de courant ou le blocage d’une raffinerie de pétrole lors d’une grève peuvent devenir des actes « terroristes ».

Ces exemples soulignent l’assimilation qui peut être faite d’actions relevant de mouvements et d’organisations politiques, syndicaux, antimondialistes et associatifs, à des actes terroristes. Il s’agit de dispositifs liberticides, visant toue opposition citoyenne, ce que confirme une disposition de la loi selon laquelle : « une association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps et agissant de façon concertée » peut être assimilée à un groupe terroriste. Si l’on ajoute que les personnes morales peuvent « être tenues pour responsables en droit pénal ou en droit administratif », rien n’exclut, suite à une provocation criminelle, de faire peser la responsabilité de cet acte sur une organisation antimondialisation et que les membres de cette organisation soient inculpés en tant que « personne morale. » On garde en mémoire l’exemple des attentats de Milan et Rome en 1969, organisés pas des éléments fascistes, mais dont l’extrême gauche fut accusé.

Bien que lors des débats au Parlement européen Sarah Ludford, s’exprimant au nom du groupe libéral, ait considéré que cette « décision-cadre » va à l’encontre des droits de l’homme et de la Convention européenne adoptée à Nice, bien que le groupe des Verts ait fait entendre son opposition par la voix de Alima Boumedienne-Thiery et que Giuseppe Di Lello Finuoli, pour la Gauche unitaire, ait rappelé que le massacre social, lui aussi, est un acte terroriste, cette « décision-cadre » qui laisse toute latitude à l’interprétation juridique et à l’arbitraire policier, a été adoptée à une large majorité.

La seconde « décision-cadre » présentée par la Commission européenne introduit « le mandat d’arrêt européen » avec pour finalité, la suppression des mécanismes actuels d’extradition d’un État européen vers un autre État européen, pour le remplacer par un dispositif supprimant « les libertés individuelles que sont en matière d’extradition la procédure contradictoire, l’audience collégiale et les voies de recours. »v

Cette loi donne le droit d’extrader toute personne jugée et condamnée dans un autre État européen à quatre mois de prison (ce qui correspond à des délits mineurs) ou plus, ou toute personne non jugée encourant une peine d’un an de prison ou plus : en conséquence, toute personne soupçonnée de dégradations lors de manifestations dans un pays de l’Union européenne, pourra être arrêtée et extradée vers ce pays pour y être jugée selon les lois de ce pays.

Autre atteinte aux droits acquis, ce ne sont pas selon les peines prescrites dans son pays que le « mandat d’arrêt européen » sera appliqué, mais selon la loi du pays requérant, ignorant ainsi les différences de conception et de traitement de la criminalité qui existent entre les États de l’Union européenne. En conséquence, des avancées juridiques obtenues par des citoyens d’un pays se voient de facto abrogées. Nous avons là une parfaite démonstration de la façon dont, de même que l’Europe sociale est soumise aux règles de l’Europe financière et économique, l’Europe du droit se voit soumise aux normes de l’Europe policière.

Certes tout cela reste dans le flou de ce que sera la formulation finale de ces lois, certes, extrême bienveillance des législateurs, des garanties seraient accordées, préservant le droit de manifester, mais on sait le sort réservé à ces considérations une fois les lois en vigueur. Berlusconi, en homme avisé, ne s’est pas contenté de formules lénifiantes pour protéger ceux qui tombent sous le coup du mandat d’arrêt européen pour escroquerie et fraude fiscale. Lors de la réunion de Laeken, il n’a accepté les articles concernant ces délits qu’à la condition qu’ils soient ratifiés par le Parlement italien, un Parlement qui lui est dévoué et soumis à son bon vouloir. L’Italie pourra donc demander une clause d’exception pour ces délits. D’évidence, escrocs et fraudeurs sont mieux défendus que les militants.

Néanmoins, ce dispositif ne suffit pas à Washington qui multiplie les pressions pour qu’il soit encore renforcé. Selon l’hebdomadaire European News, publié à Bruxelles, les « fonctionnaire des USA et de l’UE sont en train d’étudier les modalités d’extrader en Amérique les individus soupçonnés de terrorisme dans le cadre du nouveau mandat d’arrêt européen et sur la base de l’assurance de la non-application, dans certains cas, de la peine capitale. » Plus encore Rockwell Schnabel, ambassadeur des États-Unis auprès de l’Union européenne n’a pas hésité à déclarer que : « l’opposition à la peine de mort dans les pays européens constitue un obstacle majeur à l’adoption de mesures plus dures contre le terrorisme international », et de proposer qu’on « pourrait imaginer que les personnes soupçonnées de terrorisme soient extradées dans mon pays où la peine capitale est autorisée et que, dans certains cas, on pourrait renoncer à l’appliquer. »

Accepter ces exigences reviendrait à abroger le Protocole n° 6, concernant l’abolition de la peine de mort dans les pays membres de l’union et à rendre caduque la Charte des droits fondamentaux adoptée, avec de grands élans droits de l’hommistes, à Nice, en décembre 2000. L’Europe s’y refuse, mais ceci rend évidente la volonté des États-Unis de déréguler les principes du droit international.

Face à ces pressions, force est de constater le consensus existant entre politiques, dirigeants syndicaux, maîtres à penser, éditorialistes, à propos de ces « décisions-cadres.» À ceux qui posent des questions, on répond, la main sur le cœur, que ces dispositifs ont pour but premier de combattre le terrorisme et que jamais, au grand jamais, un manifestant ou un gréviste ne sera inquiété pas ces lois d’exception. Mais pourquoi alors tant d’imprécision dans la définition du terrorisme et des délits, au risque de permettre de criminaliser les gens en lutte, si ce n’est dans l’intention d’user et abuser de ces imprécisions ?

Il faut parler clair, il ne s’agit pas d’une simple inflexion du droit mais d’une atteinte à la sécurité juridique que souligne John Brown.vi Un des principes du droit est que ne peuvent être considérés comme des délits que des actes définis de façon précise par la loi, cela afin d’éviter le principe d‘analogie. Ce n’est pas un hasard si ce principe d’analogie fut remis en question par les nazis avec l’adoption, en 1935, du « Führersprinzip » qui substituait à l’interdiction d’analogie l’obligation d’analogie. Et, John Brown de conclure, faisant un parallèle avec le caractère d’exception des lois européenne contre le terrorisme et la mise en cause de la doctrine pénale internationale : « l’incrimination du terrorisme à l’échelle de l’Union européenne… peut avoir des conséquences néfastes pour la démocratie. Ainsi, peut-on facilement arriver à ce que des personnes ou des groupes de personnes qui souhaitent transformer radicalement les structures politiques, économiques ou sociales de nos pays, soient visées par cette législation antiterroriste, non à cause d’actes qu’ils auraient réalisés, mais (application du principe d’analogie) en fonction du fait qu’ils seraient susceptibles de les réaliser en raison de leur idéologie. Les individus se voient ainsi jugés pour ce qu’ils sont au lieu de l’être pour ce qu’ils font. »

Ne soyons pas naïfs, la réalité est que les États-Unis et les membres de sa Sainte Alliance ont besoin pour consolider leur hégémonie et renforcer leur contrôle sur les matières premières, les marchés financiers et le commerce international, que l’ordre règne, que la mondialisation et ses conséquences humaines et sociales ne soient contestées nulle part. Ainsi, comme l’écrit Antoine Comte : « vingt années avaient suffi pour que les instances européennes passent d’une conception libérale à une conception autoritaire en matière pénale. Aujourd’hui, on atteint des techniques répressives que les systèmes totalitaires n’auraient pas désavouées.vii


Aux États-Unis, l’exception judiciaire faite loi.


Selon que vous êtes riche ou pauvre, selon que vous êtes noir ou blanc, l’inégalité et l’arbitraire font loi dans le système judiciaire américain. Chaque année l’opinion s’émeut d’apprendre que des innocents ont été exécutés. Actuellement, une campagne internationale se poursuit contre les jugements iniques prononcés à l’encontre de Leonard Peltier, un indien, et de Mumia Abu Jamal, un noir. Formellement, les uns et les autres furent jugés selon les règles du droit américain, il y a donc toute raison de s’alarmer quand George W. Bush, invoquant la nécessité de combattre le terrorisme, introduit un dispositif répressif rendant plus inégaux encore les droits du prévenu, allant à l’encontre des libertés individuelles et révisant le droit international.

Le 26 octobre 2001, le Congrès a adopté l’US Patriot Act, qui accorde des pouvoirs exceptionnels à la police, réduit sensiblement le rôle de la défense et porte atteinte à l’habeas corpus, l’un des fondements du droit dans la tradition anglo-saxonne. Un seul sénateur, Russel Feingold, s’est opposé à son adoption car : « en vertu de cette loi, l’État fédéral peut fouiller dans la vie privée de n’importe quel citoyen au motif qu’il a travaillé dans la même entreprise, qu’il habite dans la même rue ou qu’il a voyagé dans le même avion qu’une personne sur laquelle la police mène une enquête. »viii

L’intitulé de l’US Patriot Act : Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorist (unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contre le terrorisme) indique très précisément la nature et l’esprit d’une loi qui permet l’arrestation de personnes par la police, le FBI et les services d’immigration sur simple présomption, qui autorise le maintien en détention pour une durée indéterminée sans décision d’un tribunal, qui légalise toute perquisition domiciliaire sans mandat judiciaire ni témoin, qui facilite les écoutes téléphoniques, le contrôle du courrier et des communications par internet et qui incite à la délation, une personne « n’ayant pas notifié au FBI un soupçon raisonnable » pouvant être arrêtée.

En application de ce dispositif, des centaines de suspects ont été, ou restent incarcérés, au secret et sans jugement. De plus John Ashcroft, le ministre de la Justice, a refusé que leurs noms soient rendus publics, même auprès des Ambassades des pays dont ils sont ressortissants. Le droit du chef efface le respect du droit.

Le ministère de la justice a, par ailleurs, fait procéder, par le FBI, à l’interrogatoire de milliers de personnes originaires du Proche et du Moyen-Orient entrées récemment aux États-Unis, légalisant ainsi une justice au faciès. Certaines autorités locales, c’est leur honneur, ont refusé l’application de cette décision.

Poussant plus loin la dérive sécuritaire, par décret-loi, John Ashcroft, toujours lui, a autorisé le 2 novembre, sans autorisation judiciaire préalable, l’écoute et l’enregistrement des conversations entre les avocats et les personnes faisant l’objet d’une accusation d’activités terroristes, portant là une atteinte sans précédent, dans un « État de droit », au statut de la défense.

Toute personne soupçonnée « d’activité anti-américaines » ou de « menaces contre la sécurité nationale » est visée par ces mesures,ix ainsi : « étant donné que d’après le Pentagone, l’approvisionnement énergétique du pays constitue un élément clé de la ‘sécurité nationale’, l’activité des organisations écologistes ou même des Verts de Ralph Nader contre l’extension des forages pétroliers en Alaska défendue par l’administration Bush pourrait être considérée comme une forme de ‘menace contre la sécurité nationale’.»x

Nouvelle atteinte au droit, le 13 novembre, le président Bush a signé le « décret présidentiel militaire » qui instaure des tribunaux militaires d’exception réservés aux étrangers. L’introduction d’une distinction juridique entre citoyens américains et étrangers représente une violation flagrante du droit international. Il n’est pas d’exemple où l’instauration par un État de tribunaux d’exception, civils ou militaires, n’enfreigne les règles du droit, mais ici, de façon flagrante, c’est le droit international qui est non seulement ignoré mais bafoué.

Si l’on se réfère à l’exécution, en 1953, de Julius et Ethel Rosenberg, qui ne furent pas jugés par un tribunal militaire d’exception mais condamnés au terme d’un procès d’exception, David Greenglass, frère d’Ethel Rosenberg, vient de reconnaître, le 5 décembre 2001 sur la chaîne CBS, qu’il avait, pour se protéger lui et sa femme, fait un faux témoignage accusant sa sœur et son beau-frère et les conduisant à la chaise électrique. Le contenu mensonger des déclarations de David Greenglass est connu depuis des années et aurait pu être démontré lors du procès, mais cela fut impossible du fait du caractère « exorciste » de ce procès. Ce même caractère exorciste de la justice se retrouve dans les tribunaux militaires d’exception mis en place par le décret du 13 novembre.

Pour en juger, selon ce décret, l’inculpé est privé de présomption d’innocence, il n’a pas le libre choix de son avocat, des témoignages indirects ou secrets peuvent être utilisés contre lui, le procès peut se dérouler à huis clos, en dehors des États-Unis, sur des bateaux de guerre ou dans des bases militaires, le jugement peut être prononcé hors de l’intime conviction de la culpabilité de l’accusé et celui-ci ne peut faire appel contre la sentence. Les condamnations (y compris la peine de mort) pourront être prononcées par les juges militaires à la majorité des deux tiers et non à l’unanimité xi et les attendus du procès seront « secrets d’État » pour plusieurs décennies.

L’exterritorialité des tribunaux qui sera mise en place, pour ne pas avoir à respecter la procédure de la justice aux États-Unis, enfreint les instruments de droit internationaux. Les conditions des prisonniers du Camp X-Ray à Guantanamo enfreignent les Conventions de Genève se rapportant aux prisonniers de guerre. C’est là une justice qui, à l’exemple de l’inquisition, se sent investie du droit de conjurer le mal plus que de prononcer le droit. Il n’est pas moins préoccupant que, dans la presse américaine, des juristes demandent, pour l’obtention « d’aveux », le recours à la torture contre les personnes suspectées de terrorisme, allant jusqu’à proposer que le juge puisse délivrer un « mandat de torture » ou, tartufferie morale, que les suspects soient remis à la police de pays où la torture est un moyen coutumier d’interrogatoire !

Comble de l’arrogance, dans le même temps où sont créés des tribunaux d’exception réservés aux étrangers, le 7 décembre 2001, le Sénat adopte l’America Servicemembers’ Protection Act, décret proposé par le sénateur Jesse Helms, qui, avant même qu’elle ne soit installée, interdit au gouvernement des États-Unis de collaborer avec la Cour pénale internationale et autorise le Président à user de « tous les moyens nécessaires et appropriés pour libérer tout agent américain ou personnel allié détenu par la Cour pénale internationale » ! La volonté des États-Unis de s’imposer comme justicier universel au-dessus des lois devient ici évidente.

Certains diront que la dénonciation de ces faits relève d’un antiaméricanisme primaire. Pour mémoire, une guerre peut se gagner militairement mais, celle d’Algérie en témoigne, elle peut se perdre politiquement et sur le terrain de la morale.


Pourquoi défendre le droit ?


Conséquence de rapports inégaux entre les peuples, les nations et les États, les puissants imposant leur loi et leurs intérêts, l’application du droit international n’est jamais équitable, mais les principes du droit n’en consistent pas moins un garde-fou et un recours contre les dérives étatiques, ceci justifie l’inquiétude de Robert Charvin : « les grandes puissances n’aiment pas trop le droit, contrairement aux petits États, qu’il protège. Mais depuis quelque temps on assiste à la disparition du droit, même dans les discours. »xii

La démocratie et la justice sont données comme les fondements de l’État de droit. Il est donc très grave que, sous l’influence d’événements, si tragiques soient-ils, ces principes puissent être triturés, abandonnés, reniés aussi facilement par ceux qui s’en présentent comme les plus ardents défenseurs. Il est inquiétant que la menace sécuritaire autorise la mise en question des droits de la personne et permette d’attenter à ceux de la défense. Il est alarmant de voir ceux qui donnent des leçons de démocratie au monde, bafouer ainsi ce dont ils s’affirment les porteurs.

Qui, sérieusement, peut croire que l’arsenal juridique international mis en place contre les actes terroristes, sans cesse complété sous les auspices des Nations Unies depuis 1963, ou les dispositions adoptées, depuis 1977, par le Conseil de l’Europe, permettent aux auteurs d’attentats de rester impunis et que se justifie l’adoption d’une panoplie universelle de dispositifs répressifs ?

Si, nous opposant à l’obscurantisme et au fanatisme, nous abdiquons nos droits de citoyens, nous signifierons ainsi la victoire de l’obscurantisme et du fanatisme. Si le terrorisme, et les peurs qu’il suscite permettent de nier les principes de l’État de droit et de faire prévaloir le « principe du chef » (Führersprinzip). Si nous acceptons la dérégulation du droit tant national qu’international, alors plane une menace totalitaire.

Les exemples ne manquent pas pour savoir ce qu’il en coûte de passer d’un État de droit à un État sécuritaire. Le citoyen constitue la principale force de défense des droits individuels, mais il revient aux parlementaires, aux hommes de droit, aux responsables syndicaux, aux intellectuels de l’alerter pour le mobiliser. Peur ou servilité à la pensée unanime, ils sont nombreux à se taire quand ils ne hurlent pas avec les loups.

À l’exemple de Seattle, dans le domaine économique, social et dans le domaine du droit, il convient aussi de faire entendre la voix d’une opinion informée et lucide, c’est-à-dire en mesure d’éviter les manipulations émotionnelles, si fortes soient-elles, de déceler les ambitions géostratégiques derrière le discours moral et éthique et de comprendre quels sont les enjeux et les spécificités de chaque situation de crise.


Face à la raison d'État, seule une pression citoyenne peut transformer un droit stipulé en un droit respecté. C’est pourquoi, avant que l’exception ne devienne la règle et que l’absolutisme nous gouverne, il faut réagir avec la conviction que ce n’est pas parce que c’est difficile que l’on n’ose pas résister, mais parce que l’on n’ose pas résister que c’est difficile.


i Jean-Marie Colombani, Le Monde, 8 avril 1999.

ii Les déclarations de George W. Bush, à propos de l’État palestinien avant l’intervention armée en Afghanistan et celles, ultérieures, du même Bush sont là pour le montrer.

iii Ignacio Ramonet, Buts de guerre, Le Monde Diplomatique, novembre 2001.

iv Avant les augmentations annoncées par l’administration Bush, le budget de la défense des États-Unis représente 45% des dépenses militaires dans le monde !

v Évelyne Sire Marin, L’antiterrorisme contre le droit , Libération, 2 octobre 2001.

vi John Brown, fonctionnaire européen, « La définition du terrorisme : une innovation ou le retour d’un passé obscur », sur le site www.attac.org, Le Monde Diplomatique a publié une contribution de John Brown sur ce sujet, février 2002.

vii Antoine Comte, Terrorisme fourre-tout , Libération, 17 octobre 2001.

viii Cité dans le Los Angeles Times, traduction Le Courrier International, n° 583, 3 janvier 2002.

ix L’organisation Human Rights Watch, a été qualifiée d’organisation anti-américaine dans la Wall Street Journalpour avoir critiqué dans son Rapport annuel l’arbitraire de ces dispositions. Le même Wall Street Journal a d’ailleurs demandé au Comité International de la Croix-Rouge, après qu’il eut manifesté son inquiétude sur le traitement réservé aux prisonniers de Guantanamo : « de retrouver le sens des réalités. » Le ton est donné.

x Paolo Gilardi, La subversion au service de la restauration », À l’encontre, février 2002.

xi Sous la pression, l’administration Bush dit vouloir encore réfléchir sur le maintien de cette disposition.

xii Robert Charvin, On assiste à une régression du droit, L’Humanité, 27 décembre 2001.

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