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Mars 1999 : Fiasco diplomatique au Kosovo



Si c'est en Bosnie, en 1995, que, pour la première fois depuis sa création en 1949, l'OTAN a mené des opérations militaires, la première guerre de l'OTAN, sera la guerre du Kosovo. Lors des préparatifs de ce conflit sont mis en place les mécanismes onusiens, diplomatiques, médiatiques qui seront utilisés lors des guerres à venir de l'Irak à la Libye et fait recours aux argumentaires, manœuvres, pressions, chantages, fake-news qui justifieront ces guerres. Cette phase est révélatrice dans la conduite de leur politique hégémoniste inscrite dans une logique de guerre, de la non prise en compte par les puissances occidentales des réalités humaines, historiques, culturelles des peuples.


Fiasco diplomatique au Kosovo est la version intégrale d'une contribution parue dans le n° 3 de la revue Mouvements sous le titre "Va- et-viens diplomatiques au Kosovo".



Mars 1999 : Fiasco diplomatique au Kosovo


Quarante-cinq Kosovars tués à Racak, l’horreur se répand dans les médias. Objet de polémique ou non, quarante-cinq victimes de plus, car depuis 1912, on peut avancer le chiffre de 300 000 morts au Kosovo. Si l’émotionnel bouleverse les opinions publiques, il a la vie courte et surtout il n’est pas porteur de solutions.


La guerre au Kosovo est programmée depuis 1989, année où, dans le climat de tensions qui prélude à l’implosion de la Yougoslavie, Milosevic abroge les droits reconnus aux populations du Kosovo en 1974. Elle est inéluctable après le désaveu de la politique pacifiste de Rugova que représente les Accords de Dayton. Son premier ministre, Bujar Bukoshi, en fait le constat : « La création de l’UCK est le résultat de la politique (trop pacifiste) menée par Ibrahim Rugova i. »


La population albanaise du Kosovo, se sentant bafouée, adhère d’autant plus à la ligne de la lutte armée préconisée par l’Armée de libération du Kosovo (UCK) que, pour les Albanais, l’homme en arme à une forte représentation symbolique. Elle devient une référence incontournable pour tous les partis et hommes politiques du Kosovo. L’UCK conduit des actions contre les forces serbes, contrôle des axes routiers et proclame des zones libérées ; l’État-major serbe annonce alors qu’il va « rétablir l’ordre », la communauté internationale reste silencieuse et le 28 février 1998, les forces spéciales serbes entrent en action.


D’évidence, la discrétion de la communauté internationale et des médias couvre la mise au pas de l’UCK ii. Javier Solana, Secrétaire général de l’OTAN, s’en défend en déclarant « Je ne peux pas laisser dire que la communauté internationale a accepté que M. Milosevic fasse ce ‘travail de police’. C’est une appréciation cynique que je ne peux accepter. »iii Et pourtant...


Selon André Liebich iv, ces événements témoignent « de la volonté du pouvoir serbe de s’accrocher à la province... et montrent aussi le manque de clairvoyance des maquisards albanais qui misaient sur une intervention étrangère et l’attendent toujours... »


Il convient, à ce propos, de relever l’ambiguïté des déclarations de différents porte-parole de l’UCK. On sait l’UCK composée de membres du Mouvement populaire du Kosovo (LPK), dans lequel militent des communistes, d’anciens officiers albanais de l’armée yougoslave, dont certains se sont battus au côté des Croates et des Bosniaques, des chefs de clans nationalistes. Il faut ajouter, à ses marges, proches ou lointaines, le « roi » d’Albanie Lek 1er, trafiquant d’armes que protégèrent les régimes de Franco et de Pietr Botha en Afrique du Sud, la Fédération panalbanaise d’Amérique (”Coeur”),des réseaux musulmans.


Le caractère clandestin de l’UCK peut expliquer un manque d’informations mais, devenue un interlocuteur essentiel, ses responsables ont tout à gagner à définir et à faire connaître leur ligne politique, leur conception de l’indépendance, leur projet de société. Le blanc manteau de la lutte de libération peut tout recouvrir, il ne clarifie rien.


Le Kosovo au centre d’une polémique ONU/OTAN


Raisons « humanitaires », le champ libre laissé à Milosevic pour mettre au pas l’UCK en usant de la « terreur ethnique.v» est limité dans le temps. Une première résolution de l’ONU, contraignante pour Belgrade est adoptée le 23 septembre puis, le 3 octobre, Kofi Annan présente son rapport qui demande instamment, avant la venue de l’hiver « d’intensifier les efforts afin d’empêcher un désastre humanitaire. » -


Ce rapport soulève une polémique non dénuée d’intérêt dans laquelle la question du Kosovo déborde son cadre stricte et s’inscrit dans le débat qui a lieu au sein de l’OTAN sur le « nouveau concept stratégique de l’Alliance ». Avant même sa publication Le Monde écrit : « irrités par ‘l’importance soudaine et sans précédent’ accordée au rapport de l’ONU, certains diplomates proches de Kofi Annan soulignent que ce texte sera basé sur des informations fournies par les agences humanitaires des Nations Unies. L’ONU n’a aucune présence politique au Kosovo. » (!) et d’ajouter : « des sources onusiennes font d’ores et déjà état de ‘divergences importantes’ dans le cabinet de M. Annan sur les conclusions du rapport. » vi Le secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, ne paraît pas avoir de divergences avec ses conclusions puisqu’il en reprend mot pour mot la teneur dans une interview : « Si nous ne faisons rien, nous allons vers une catastrophe humanitaire au Kosovo. »vii


L’OTAN use alors de la « présuasion militaire »viii sur la Serbie, ce qui suscite ce commentaire d’organisations humanitaires au Kosovo : « Nous avions l’habitude que les politiciens dissimulent leur inaction derrière nos convois. Maintenant c’est le contraire, on utilise l’argument humanitaire pour déclencher une action militaire. »ix


La « présuasion militaire » aboutira à l’accord Holbrooke-Milosevic signé le 13 octobre. Avant d’en arriver au contenu de cet accord, une seconde polémique, prolongement de la première, éclate à l’ONU avec le vote de la résolution 1203, adoptée le 23 octobre. Fait sans précédent dans l’histoire du Conseil de sécurité, cette résolution reprend et assume les termes d’un accord conclu et signé par l’OTAN.x L‘importance de la chose passe alors presque inaperçue.

Même problématique que lors de l’intervention en Irak, il s’agit de savoir si, lors de conflits à venir, les décisions d’interventions décidées par les États-Unis ou au sein de l’OTAN, caisse de résonance de la politique de Washington, auront force de loi au Conseil de sécurité de l’ONU.


Mainmise diplomatique américaine


Revenons à l’accord Holbrooke-Milosevic du 13 octobre, cet accord permet le retour des réfugiés dans leurs villages, souvent en ruines, mais quelles perspectives ouvre-t-il ?


Il y est notamment convenu que :

- toute solution doit respecter l’intégrité territoriale, la souveraineté et les frontières internationales de la RFY,

- les citoyens du Kosovo exerceront une auto-administration démocratique par le biais des organes parlementaires, exécutifs et juridiques,

- deux mille observateurs, sous la responsabilité de l’OSCE, seront envoyés pour surveiller le comportement des forces de sécurité et l’organisation du retour des réfugiés et, bien que ce ne soit pas spécifié, contrôler les indépendantistes albanais.


Comme l’écrit Paul Garde, « la communauté internationale écarte la solution de l’indépendance du Kosovo, sous le prétexte que ce territoire fait légalement partie de la République Fédérale de Yougoslavie (RFY) et que son accession à l’indépendance serait contraire au principe du maintien des frontières existantes... les grandes puissances rejoignent sur ce point précis, la position de M. Milosevic. »xi


Ceci est implicitement reconnu par Christopher Hill qui convient que cet accord « ne satisfait pas toutes les demandes de la direction albanaise du Kosovo », mais il constitue néanmoins « la base pour l’établissement d’un autogouvernement démocratique dans la province. »xii Sur la teneur de cet accord, l’ultra-nationaliste Victor Seselj, vice-premier ministre de la Serbie, s’oppose à la présence d’observateurs étrangers sur « la terre sacrée du Kosovo », ne veut pas d’élections régionales et refuse des négociations avec les « terroristes » albanais tout en apportant son soutien à l’accord Holbrooke-Milosevic.


D’évidence, comme lors d’autres conflits, les États-Unis ordonnent les négociations entre les parties. Ils usent pour cela d’une double diplomatie, l’une au sein des organisations multilatérales ou ad hoc (ONU, Groupe de contact)xiii et une, parallèle, que l’on serait tenté de qualifier d’hégémonique (mission Holbrooke, médiation Christopher Hill), qui de fait ravale les États européens à un rôle d’auxiliaires. La mise en place du dispositif militaire chargé de protéger les vérificateurs de l’OSCE en donne une nouvelle preuve. Celui-ci est composé pour moitié de soldats français, auxquels se joignent des britanniques, allemands, italiens, néerlandais, etc. Ils sont placés sous le commandement du général Marcel Valentin ; toutefois celui-ci, bien qu’il ne soit pas prévu que les États-Unis envoient des forces de combat, leur rôle se limitant à la surveillance aérienne du Kosovo, est placé sous le contrôle opérationnel du général américain Wesley Clark, commandant suprême des forces alliées en Europe !


Cette mainmise est facilitée il est vrai par les Européens eux-mêmes et par les parties prenantes : côté Serbe on sait que Washington tient les rênes des « négociations » et que c’est avec eux qu’il convient de rechercher des compromis, côté Kosovar on attend le salut des États-Unis.


Bien qu’ils soient le grand ordonnateur, les États-Unis n’ont pas de plan de règlement au Kosovo et Washington pallie ce manque en appliquant une politique de pressions alternées. La diplomatie américaine ignore le Kosovo à Dayton mais, compensation, fait pression sur Milosevic pour que des négociations s’engagent. Celles-ci dans l’impasse, les actions de l’UCK s’intensifient ; la pression porte alors sur les Albanais et on laisse libre cours à Belgrade pour intervenir. Puis, nouveau mouvement du balancier, crainte d’une tragédie humanitaire, la pression s’exerce sur Belgrade en usant de la « présuasion », ceci pour aboutir à l’impasse actuelle : rejet, par les deux parties, des propositions du médiateur Hill et accord Holbrooke-Milosevic, caduc dès sa signature.


Demain, le jeu des pressions alternées va se poursuivre, car les propositions Holbrooke sont une impasse. Côté albanais on entend : « le plan américain ne prévoit pas l’indépendance du Kosovo, alors que 90% de la population la revendique. Pourquoi nous refuse-t-on le droit à l’autodétermination, alors que les Slovaques et les peuples de l’ex-Union Soviétique l’ont obtenu ? Au nom de quoi les Occidentaux estiment-ils que nous n’avons pas le droit à notre État ? »xiv Côté serbe, autre son : « selon le plan américain, le Kosovo serait un État pour les Albanais, qui domineraient dans tous les domaines de la vie, ainsi que dans les institutions d’État... la Serbie voit la solution dans le cadre de son système juridique et dans l’exercice d’une auto-administration du territoire par toutes les communautés nationales qui y vivent... »xv Les deux parties étant inscrites dans une logique de confrontation armée, les craintes sont grandes des risques d’extension du conflit au printemps. Il y a à cela des données objectives.


Premièrement, il faut le rappeler, il ne s’agit pas au Kosovo, comme en Bosnie-Herzégovine, d’un puzzle où Bosniaques, Croates et Serbes s’interpénètrent, mais d’un peuplement homogène de près d’un million neuf cent mille Albanais, pouvant bénéficier du soutien de sept cent mille Kosovars émigrés et de quatre millions de concitoyens en Albanie, en Macédoine et au Monténégro.


Deuxièmement, le Kosovo n’est pas sous-peuplé : un peu plus grand que la Corse (10887 km2 contre 8680 km2), la densité de sa population y est six fois et demie supérieure (180 habitants au km2 contre 28 pour la Corse). Une généralisation du conflit aurait donc des conséquences dramatiques et provoquerait inéluctablement d’importants déplacements de populations, à l’intérieur du Kosovo mais aussi vers l’Albanie, la Macédoine et, angoisse des chancelleries, vers les pays de l’Europe occidentale


Troisièmement, si les conflits qui ont accompagné l’implosion de l’ex-Yougoslavie relevaient d’une guerre civile entre slaves du sud, divisés par leur appartenance religieuse, Bosniaques/Musulmans, Croates/ Catholiques et Serbes/Orthodoxes, il s’agit, au Kosovo, d’un conflit en premier lieu ethnique entre des slaves - les Serbes - et des non slaves - les Albanais. Cette même opposition, slaves/non slaves, se retrouve entre Albanais et Monténégrins, Albanais et Macédoniens, d’où la menace d’une propagation du conflit.


Mais son caractère essentiel, dont dépend aussi sa solution, réside dans les modes de pensées, les subjectivités, les a priori, enracinés, parfois depuis des siècles, dans les têtes. Sortir du piège géopolitique, rompre avec l’engrenage de la violence, il faut le dire et le répéter, dépend en premier lieu des populations serbes et albanaises elles-mêmes (quelles que soient les options de l’OTAN), encore faut-il vouloir entendre des vérités souvent intolérables.


Quelle solution à l’inconciliable ?


Il revient à la communauté internationale de ne pas ignorer ces modes de pensées, les subjectivités, les raisonnements a priori, enracinés, parfois depuis des siècles, dans les têtes.


Les Occidentaux ne cessent de répéter qu’Ibrahim Rugova est « l’interlocuteur de la communauté internationale », alors que depuis dix ans toutes les tentatives de négociations sous ses auspices ont échoué, que certains ne le jugent plus comme l’homme de la situation, que la confiance en la communauté internationale elle-même est au plus bas ; de telles déclarations, aux yeux des populations albanaises du Kosovo, auxquelles l’Histoire a montré qu’il était imprudent d’accorder crédit aux promesses des puissances, le mettent dans une situation d’otage plus qu’elles ne le renforcent dans son rôle d’interlocuteur.


D’où la question, devant l’impuissance de la communauté internationale, discréditée pour n’avoir su enrayer le processus de cette guerre programmée, les communautés serbe et albanaise « sauront-elles rompre le cycle infernal des vérités refusées ? sauront-elles faire prévaloir la raison, ou “les dettes de sang” seront-elles les plus fortes ? Les Serbes dépasseront-ils la dimension subjective que revêtent les discours sur le “martyr serbe” en renonçant à leurs mythes historiques et à une solution ethnocide de la question du Kosovo ? Les Albanais, forts de leurs droits et de leur légitimité, s’affranchiront-ils de leur conditionnement à des règles d’assujettissement clanique et de subordination aux puissances ? Conditions importantes pour que les uns et les autres se libèrent de leurs pires ennemis, les démons du chauvinisme et de l’irrédentisme. L’honneur, cette valeur si forte dans les deux communautés, ne demande pas la soumission, ce que ni l’un ni l’autre ne peut accepter, mais lucidité et courage. »xvi


Paradoxe, dans une situation d’urgence c’est une démarche inscrite dans la durée, faite de convictions et de volonté, sans naïveté, alternant avancées et échecs qui devrait s’imposer tant aux Serbes qu’aux Albanais, peuples frustrés, écorchés par l’Histoire.



Ce texte est une version intégrale de l’article paru sous le titre « Va-et-viens diplomatique au Kosovo » dans la revue Mouvements n° 3,mars-avril 1999 qui reprenait des éléments de l'article « Le Kosovo un petit pion sur l'échiquier des grands » ici supprimés.



iInterview à la revue albanaise Klan, Le Courrier International, n° 397, 11 juin 1998.

ii Voir « Le Kosovo un petit pion sur l’échiquier des Grands ».

iiiInterview par Daniel Vernet, Le Monde, 8 octobre 1998.

ivProfesseur à l’Institut universitaire des hautes études internationales à Genève.

v Terme officiel pour établir une différence avec le « nettoyage ethnique » pratiqué en Bosnie.

viLe Monde, 3 octobre 1998.

viiInterview accordée à Daniel Vernet, Le Monde, 8 octobre 1998.

viiiMot-valise, en usage chez les spécialistes des questions militaires, fait à partir de pression et persuasion.

ixLe Temps, 10 octobre 1998.

xLa résolution est adoptée par 13 voix sur 15. La Russie et la Chine se sont abstenues. Outre ces deux pays, « le Brésil et Costa-Rica se sont montrés réticents à voter un texte qui endosse “des décisions unilatérales” d’une organisation régionale : l’OTAN ». Le Monde, 27 octobre 1998.

xi“Il faut donner au Kosovo la maîtrise de son destin”, Le Monde, 24 octobre 1998.

xiiLe Temps, 14 octobre 1998.

xiiiLe Groupe de contact est composé de l’Allemagne, des États-Unis, de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni et de la Russie, à une exception près les mêmes États qui lors de la Conférence des Ambassadeurs en 1912 ont décidé du tracé de la frontière entre la Serbie et l’Albanie, les États-Unis ayant pris la place de l’Autriche-Hongrie.

xivBasri Musmurati, membre de la Présidence du Parti démocrate unifié (proche de l’UCK), Le Temps, 14 octobre 1998.

xvRatko Markovic, à la tête des négociateurs serbes, Le Monde, 10 décembre 1998.

xvi « Le Kosovo un petit pion sur l’échiquier des Grands »

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