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Décembre 1999 : Prévenir les crises : le contre-exemple du Kosovo


La prévention des crises et la gestion des conflits devient alors un sujet au centre des relations internationales Il est avancé les conséquences de la mondialisation, du creusement des inégalités, des budgets militaires, des menaces environnementales et des politiques impérialistes, mais la prévention des crises c'est aussi la prise en compte des longs temps de l'Histoire des peuples ; des antagonismes qui divisent les sociétés et communautés, des récits transmis de génération en génération qui les déchirent, des cultures, croyances et traditions qui les séparent.


L'objet de cette contribution est une approche de ce qui divise et déchire Serbes et Albanais: les guerres, les occupations, l'ingérence des grandes puissances, la religion, l'ethnie, les us et coutumes, le poids de l'Histoire. Des questions qui vont, dans leurs spécificités, traverser tous les conflits dans lesquels les puissances occidentales sont intervenues au tournant du XXIe siècle : en Irak comme au Rwanda, en Afghanistan comme en Syrie. Ignorant et méprisant les réalités de ces peuples partout elles ont failli, comme je l'ai entendu brutalement dis lors d'une réunion sur le sujet : « la prévention des crises, cela ne rapporte rien. »


« Prévenir les crises : le contre-exemple du Kosovo » a été publié dans

« L'Europe et la prévention des crises et des conflits. Le long chemin de la théorie à la pratique », paru sous la direction de Robert Bussière, avec une préface de Victor-Yves Ghebali, aux Éditions L'Harmattan (2000).



Décembre 1999

Prévenir les crises : le contre-exemple du Kosovo


Depuis que la question du Kosovo est devenue d’actualité, on n’a cessé de souligner la complexité de la situation léguée par l’histoire. Cette complexité peut expliquer, mais non justifier, l’absence d’une politique de prévention des crises dans une zone dont l’instabilité reste, depuis des siècles, un grave sujet de préoccupation pour l’Europe : la zone des Balkans. Les tensions sont loin d’être apaisées après le conflit de 1999, et elles peuvent avoir des effets en chaîne en Europe orientale et au-delà.


La question du Kosovo nous renvoie à 1913, au sortir des deux guerres balkaniques et aux décisions prises lors de la Conférence des Ambassadeurs à Londres relatives à la naissance de l’État albanais et au tracé des frontières entre la Serbie et l’Albanie. À quelles lignes de partage les Chancelleries se sont-elles alors référées, à celles dictées par l’histoire ? Aux lignes de partage religieuses, ethniques, nationales, linguistiques ? A aucune d’entre elles ; ce sont les rapports de forces régionaux, et plus encore ceux régissant les Puissances qui prévalurent pour définir la frontière serbo-albanaise.


Les questions de frontières, souvent fixées au terme de conflits, constituent l’une des principales causes de crises ouvertes ou potentielles en Europe comme en Afrique. On sait aujourd’hui combien leur délimitation peut entraîner des conséquences à très long terme, les sentiments et les comportements des populations concernées étant surdéterminés par leur appartenance nationale, religieuse, ethnique, linguistique et jusque par leurs traditions et règles coutumières. On pouvait penser que, mises sous le boisseau depuis plusieurs générations, ces références et les préventions qui les accompagnent, étaient sinon effacées, tout du moins atténuées dans les mémoires. On constate au contraire, et la question du Kosovo est venue le confirmer, que leurs forces identitaires et d’exclusion peuvent se perpétuer sur des temps très longs.


Ce constat souligne l’attention particulière qui doit être portée aux réalités culturelles afin d’éviter, autant que faire se peut, des décisions contraignantes, frustrantes ou ressenties comme telles, touchant à l’identité de populations. Une politique de prévention ne peut se limiter à colmater les crises potentielles, à n’être qu’un palliatif ; elle doit rechercher une solution qui s’inscrive dans la durée. Si, aux données géopolitiques du conflit, ne s’ajoute pas une volonté d’éviter les pièges et les maux relevant de décisions conjoncturelles, d’actes d’autorité ou de conceptions ethnocentristes, alors les solutions envisagées ne pourront empêcher la résurgence, tôt ou tard, du conflit.


Aucune situation politique, historique, ethnique, religieuse, n’étant semblable, aucune situation de crise n’est comparable. Certains penseront, vu cette complexité, que l’acceptation et la prise en compte des réalités culturelles du terrain, démarche ambitieuse, exigeante, relèvent du postulat et que d’autres méthodes permettent des résultats plus immédiats. L’histoire des relations internationales n’est-elle pas remplie de postulats qui, après un cheminement dans les têtes (et dans les faits) parfois fort long, sont finalement acceptés, quand ils ne se sont pas imposés ? Mais les méthodes qui prévalent n'ont-elles pas également engendrées, en de nombreuses circonstances, des situations aux conséquences humaines (et économiques) qui ne plaident guère pour leur efficacité ?


On peut penser que la question du Kosovo, qui a débouché sur une crise majeure et dont les effets sur les équilibres balkaniques et européens demeurent encore imprévisibles, constituera à l’avenir un contre-exemple type dans toute réflexion pour une stratégie de prévention des crises.


L’objet est ici de rappeler tout d’abord les antagonismes qui alimentent entre Serbes et Albanais des sentiments où l’irrationnel et le légitime, le réel et l’imaginaire perpétuent l’hostilité jusqu’à la haine, et dont la prise en considération est indispensable à toute démarche de prévention des crises. Ensuite d’aborder des événements et des situations qui, faute d’une politique préventive, ont pu, à des degrés divers, participer à l’exacerbation de la crise qui a abouti à l’opération « Force alliée » et à la mise en place au Kosovo d’un protectorat sous l’égide des Nations Unies.


Enfin, si les données de la crise sont profondément modifiées, le constat s’impose qu’elle n’est pas résolue, que les plaies ouvertes ne peuvent se cicatriser si ne sont pas créées les conditions pour que la raison chemine. Ceci amène à rappeler la nécessité persistante d’envisager, au Kosovo et dans l’espace balkanique, une véritable politique de prévention des crisesi.


Les strates de la mémoire


La question du Kosovo, épicentre des antagonismes qui déchirent depuis des siècles les communautés serbe et albanaise, nécessite en premier lieu de rappeler et de prendre en compte un élément essentiel du conflit, le faisceau de raisons et déraisons qui nourrit et perpétue le contentieux entre les deux communautés.


Le poids de l’histoire


Sans retracer toutes les étapes d’une histoire où les périodes conflictuelles furent plus nombreuses que celles où Serbes et Albanais ont vécu en connivence, rappelons certains faits qui nourrissent le discours antagoniste des deux communautés. En premier lieu la question de l’antériorité de peuplement de la région. `


Dès le temps des Grecs, des indo-européens – les Illyriens – peuplent la région. L’Illyrie devenue une province de l’Empire romain, ses populations, après avoir été intégrées à l’Empire d’Orient, sont christianisées. S’il y a débat pour savoir si les Albanais descendent des tribus illyriennes qui les premières occupèrent la région – ce que contestent les Serbes (et des historiens) – pour autant, leur histoire médiévale atteste de leur antériorité et montre qu’il s’agit, en l’absence d’une organisation étatique, « d’une nationalité formée par un élément ethnique balkanique très ancien, sur la base de la communauté de langue et d’habitus spirituel exprimés dans sa civilisation, sur la base du territoire commun, histoire d’une nationalité parfaitement délimitée »ii. Ceci n’est pas contestable.


Au cours des VIIe et VIIIe siècles, les Slaves, venant des Carpates, vont refouler vers l’ouest les peuplades de l’Illyrie ; le Kosovo est alors slavisé et l’une des principautés d’où émergera le Royaume de Serbie à la fin du XIIe siècle, la Raska, le recouvre dans sa presque totalité, d’où l’affirmation qu’il constitue le berceau de la nation serbe.


En 1389, peu après la mort du roi Dusan, édificateur de l’Empire serbe, se déroule la bataille de Kosovo Polje, un événement dont les nationalistes serbes feront un acte fondateur. Lors de cette bataille, les armées ottomanes défont, à quelques kilomètres de Pristina, les troupes du prince Lazar ; plus de quatre siècles durant, la Serbie va être intégrée à l’Empire ottoman. Pour la mémoire serbe, il s’agit d’une défaite militaire et religieuse qui scelle la fin de l’Empire et la victoire de l’islam sur la chrétienté. De cette double symbolique naît la légende de la bataille de Kosovo Polje qui fait du Kosovo, dans la conscience populaire, une « terre sacrée ».


Non sans infléchir la vérité historique, l’historiographie serbe considère les Albanais comme des alliés de toujours des Ottomans ; c’est oublier qu’à Kosovo Polje, le roi Lazar marche à la tête d’une coalition de troupes serbes, bosniaques, roumaines et... albanaisesiii. Ou encore, qu’au XVe siècle, quand le prince albanais Skanderbeg se soulève contre le Sultan, c’est notamment à la Papauté qu’il fait appel pour l’aider à combattre les Ottomans, et ses victoires le font dénommer « l’athlète du Christ ». C’est seulement après être tombés définitivement sous la domination turque, en 1506, que nombre d’Albanais se convertissent à l’islam, et, excellents guerriers, qu'ils continuent à être recrutés comme janissaires.


Au XIXe siècle, la conjugaison de l’affaiblissement des empires plurinationaux ottomans et austro-hongrois et de l’influence grandissante du concept occidental d’État-nation, fait monter les tensions entre les communautés. Les Serbes sont les premiers à se soulever contre les Ottomans. Très vite, les dirigeants nationalistes prônent « la suprématie du peuple serbe sur les autres peuples (qui sont) à libérer du joug ottoman ». Dans les régions peuplées d’Albanais, les premiers signes d’un mouvement national, dans un premier temps essentiellement culturel, se manifestent vers 1840.


En 1878, revendiquant son rattachement à la Serbie, les armées serbes pénètrent au Kosovo. Ordre leur est donné : « Moins il restera d’Albanais et de Turcs, plus sera grand le service que vous aurez rendu à la Patrie ». Réagissant à cette menace, trois jours avant la tenue du Congrès de Berlin, qui va dessiner les nouvelles frontières de la Serbie, se constitue au Kosovo la première organisation politique albanaise, la « Ligue de Prizren »iv. Dans un document adressé au Congrès de Berlin, la « Ligue » revendique la formation d’un État autonome libéré de la domination ottomane, mais elle appelle prioritairement les Puissances à défendre les territoires peuplés par des Albanais contre les convoitises des Serbes. Les visées du type « grand serbe » ont donc été un élément constitutif du nationalisme albanais.


Quand, en 1912, l’Empire ottoman s’effondre, lors de l’insurrection qui conduira à la proclamation de l’indépendance de l’Albanie, le Kosovo, resté en dehors des frontières de la Serbie, est la première région peuplée d’Albanais entièrement soulevée et libérée du pouvoir des Jeunes Turcs. Mais les Serbes, poursuivant leurs plans, envahissent le Kosovo et, en 1913, la Conférence de Londres décide son rattachement à la Serbie, avec pour argument que le principe de nationalité ne peut être accordé aux Albanais, ceux-ci étant « une nationalité inexistante ». Un foyer de conflits est né.


Il ressort de ces faits, premièrement, qu’entre la Serbie et le Kosovo, invasions, occupations et mouvements de populations se sont succédés au long des siècles rendant impossible de définir une frontière « historique » légitime ; deuxièmement, qu’un peuplement albanais au Kosovo, antérieur au peuplement slave (serbe), est hautement probable ; troisièmement, que le Kosovo représente incontestablement un lieu important de l’histoire médiévale et religieuse serbe ; quatrièmement, que le Kosovo a été une base active et importante du mouvement national albanais. Ces flux et reflux de l’histoire imprègnent, de part et d’autre, les esprits et les passions, ils représentent une donnée incontournable. Seule une politique de prévention de crise prenant pleinement en compte ce passé pourrait permettre de réduire l’hostilité, née de l’histoire et de ses interprétations, qui déchire Serbes et Albanais.

La séparation religieuse et l’opposition linguistique


« Qu’est-ce qui fait qu’un individu appartient à une communauté ? Deux critères essentiels. C’est la religion, pour des raisons historiques. Et c’est la langue. Là-dessus se greffe tout un corpus culturel, où se mêlent l’histoire, le folklore, les mythes »v. Sans une prise en compte de cette réalité, il est difficile de modifier les raisonnements et de rétablir les liens intercommunautaires sans lesquels rien n’est possible.


Les Slaves ayant été évangélisés, l’Église serbe reçoit, en 1219, l’autocéphalie. Pec, ville du Kosovo, devient le siège de l’archevêché avant d’être celui du patriarcat. De cette époque, date la « symbolique religieuse (qui) fait du Kosovo le mythe de référence de l’orthodoxie balkanique »vi. Quand, en 1346, le roi Dusan rend l’église autocéphale indépendante de Constantinople, État et Église deviennent, pour les Serbes, indissociables et, ainsi que l’écrit Julia Kristeva, se crée une « osmose instantanée entre foi et nationalisme ».


Là réside une différence fondamentale entre les représentations religieuses des deux communautés, différence qui n’est pas sans interférer dans la question serbo-albanaise. Au contraire des Serbes, dans leur très grande majorité orthodoxe, la communauté albanaise est multiconfessionnelle. En Albanie, au Kosovo, au Monténégro et en Macédoine, elle s’avère musulmane dans sa majorité (très largement au Kosovo) ; mais un pourcentage relativement important d’Albanais est orthodoxe (en très petit nombre au Kosovo), et une petite minorité, essentiellement dans le nord de l’Albanie et au Kosovo, est catholique.


Un fait trop ignoré doit être rappelé : alors même que les Albanais vivent dans une région de l’Europe qui constitua pendant des siècles la ligne de partage entre religions catholique romaine et orthodoxe, puis où s’affronteront la chrétienté et l’islam, et qu’au fil de ces événements les Albanais se sont convertis à l’une ou l’autre de ces religions, jamais aucune guerre de religion ne les a divisés. Leur conversion représente plus un acte d’opportunisme (par exemple sous la domination ottomane pour éviter le « djizé », impôt prélevé sur les chrétiens) qu’un acte de foi. Pour eux, l’appartenance ethnique (puis nationale) a toujours prévalu sur l’engagement religieux. Une expression albanaise dit d’ailleurs : « ma religion, c’est l’Albanie ».


Ainsi, leur engagement relève plus d’habitudes ou de comportements (pouvant prendre des caractères rétrogrades évidents) que d’une adhésion à une doctrine ou à une mystique religieuse. Pour les Serbes en revanche, il s’agit d’une « fusion du religieux et de l’ethnique, le premier devenant d’abord un signe quasi tribal d’appartenance »vii, sur laquelle se greffe la revendication de l’Église serbe, estimant les terres de l’église situées au Kosovo inaliénables.


Il ne s’agit pas de sous-estimer la question religieuse dans le rapport antagoniste entre Serbes et Albanais, ni d’oublier qu’elle peut représenter un phénomène fortement évolutif (influence fondamentaliste), mais de bien distinguer le caractère spécifique de la religiosité de chacune des deux communautés. Si, pour les Albanais, elle n’est pas un fondement de leur identité, pour les Serbes sa fonction identificatrice apparaît très grande. De plus, le rôle de la hiérarchie orthodoxe (qui développe plusieurs discours) donne à la question religieuse une dimension politique. Conduire une action de prévention des conflits nécessite donc une juste appréciation de cette question pour en réduire les outrances qui se manifestent dans la communauté serbe, tout en veillant à juguler les prosélytismes dont la communauté albanaise est actuellement l’objet, prosélytismes qui ne peuvent qu’alimenter et exacerber les discours de haine.


La question linguistique fait apparaître une situation inversée. Dès le Moyen âge, il existe une littérature patriotique et religieuse serbe alors que l’albanais, langue indo-européenne seule survivante de son groupe, qui adopte les caractères romains et non pas cyrilliques, demeure pendant des siècles une langue non codifiée. Elle n’est pourtant jamais abandonnée et joue un fort rôle identitaire pour les Albanais ; le droit à son enseignement fut d’ailleurs un fondement de la revendication nationale.


Après son rattachement à la Serbie, l’enseignement de l’albanais qui avait été une des conquêtes du mouvement de la « Renaissance albanaise » sous l’occupation ottomane, est refusé aux Albanais du Kosovo, et lors de l’intégration de la province dans la République Fédérative de Yougoslavie, celui-ci reste fortement entravé au profit du serbe (politique de « serbisation »), voire du turc (incitation à l’émigration). La décrispation des relations entre Belgrade et Tirana (due à un rapprochement entre les deux États après l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique) permet, en 1970, l’ouverture de l’université de Pristina et, en 1974, la nouvelle Constitution légalise et normalise l’enseignement de l’albanais. Tout se voit remis en question en 1989 avec l’abrogation de la Constitution : du primaire à l’université, enseignants et professeurs albanais sont chassés de leurs postes ; à nouveau s’organise au Kosovo un enseignement parallèle et « clandestin ».


Le contentieux linguistique constitue donc, lui aussi, une donnée essentielle du conflit. Si les Albanais n’ont jamais renoncé à défendre leur langue, s’ils n’ont cessé de se battre pour le droit à l’enseigner et à l’apprendre, et si des siècles d’oralité ne l’ont pas fait disparaître, c’est qu’elle constitue un fondement de leur identité. La référence linguistique représente pour les Albanais ce qu’est, pour les Serbes, la référence religieuse, d’où leur intransigeance devant toute atteinte à son usage. Ceci fait du respect de la langue et de la culture de la communauté albanaise un préalable absolu à toute action préventive, étant entendu que cela implique que les autres communautés du Kosovo bénéficient d’un même respect absolu de leur langue et de leur culture.

L’antagonisme ethnique


Peuplement albanais, invasions slaves puis défaites des Serbes et des Albanais contre les Ottomans, l’histoire a mainte fois modifié les frontières entre les deux populations. La kânûnname appliquée dans l’Empire ottoman permet un temps la coexistence des communautés chrétienne et musulmane mais, à la fin du XVIIe siècle, le peuplement du Kosovo connaît une nouvelle fois une modification importante. Les armées des Habsbourg avancent jusqu’au Kosovo (et en Macédoine) et des massacres de musulmans sont perpétrés à l’instigation des popes. Quand les Ottomans lancent une contre-offensive victorieuse, la peur des représailles suscite chez les Serbes un exode massif, qui devient dans la mémoire serbe la « Grande Migration » : on estime que 200 000 Serbes (mais aussi des Albanais chrétiens) ont fui vers la Voïvodine et les régions danubiennes. Les terres abandonnées au Kosovo sont alors occupées par des musulmans albanais.


Conséquence de ces mouvements de population, au début du XXe siècle, lors de son rattachement à la Serbie, les deux tiers de la population du Kosovo sont albanais. Nikola Pacic, Premier ministreviii, déclare alors : « Nous serbiserons les Albanais et s’ils ne se laissent pas serbiser, nous les chasserons, et s’ils ne se laissent pas chasser, nous les exterminerons ». Les populations albanaises allaient donc connaître tout au long de ce siècle (et non depuis 10 ans, comme on l’affirme trop couramment), l’engrenage révolte/répression/migration.


Sous les régimes d’Alexandre 1er et de Stojadinovic, de 1913 à 1941, 500 000 Albanais sont chassés du Kosovo. Au lendemain de 1945, le Kosovo devenu une province de la République populaire de Serbieix, les Albanais restent l’objet d’une politique discriminatoire. Rankovic, ministre de l’Intérieur, poursuit la politique antérieure de dépeuplement et de serbisation. On offre aux Albanais, pour faciliter leur émigration, la « faculté » de « choisir » la nationalité turque. De sources yougoslaves, entre 1955 et 1958, plus de 200 000 Albanais du Kosovo se sont expatriés vers la Turquiex.


Autre « moyen » de la politique définie initialement par Pacic, l’extermination. De 1912 jusqu’au milieu des années 70, on peut estimer à près de 280 000 les Albanais massacrés par les pouvoirs successifs. S’ajoutent à ce chiffre les morts des manifestations de 1981 et les victimes des événements récents. Malgré ces mesures radicales, les politiques successives de dépeuplement ont échoué puisque, avant la guerre du Kosovo, la population de la province était à 90% albanaise.


A cela trois raisons principales : la première, un taux de natalité très élevé dans la population albanaise (bien que celui-ci suive une courbe descendante) ; la seconde, le fait que le Kosovo, défavorisé par un échange inégal entre les régions, était la province la plus pauvre de la République fédérative de Yougoslavie, ce qui incitait des Serbes à émigrer ; enfin, en particulier depuis 1981, le départ de nombreuses familles serbes qui n’acceptent pas de vivre dans un environnement majoritairement albanais ayant des droits reconnus constitutionnellement, phénomène connu en d’autres lieux.


Ceci évoqué, on ne doit pas ignorer l’implacable conséquence de siècles de conflits et des discours d’exclusion qui déchirent Serbes et Albanais : le rapport de force entre les deux communautés détermine qui est victime de l’autre et il faut rappeler que pendant la Seconde guerre mondiale, outre les massacres de Serbes commis par les Oustachis, Mussolini voulant créer une « Grande Albanie », 200 000 Serbes furent chassés du Kosovo et que des nationalistes albanais, tenant de cette politique, commirent, au côté des fascistes italiens ou comme volontaires dans une division SS, de graves exactions à l’encontre des Serbes.


Ignorer cette logique c’est nier la vérité des faits, c’est nourrir la haine par le renoncement ou l’abstention. Le présent des uns et la mémoire des autres sont difficilement conciliables ; pour autant, aucune politique de prévention de crise ne peut être conduite sans faire prévaloir sur cette question le discernement, qui demande de mener une action instruite avec fermeté pour mettre fin à l’engrenage de la vengeance (en particulier dans des sociétés où ne sont pas éteintes les règles et les lois de la vendetta). Se résigner à une justice sélective fondée sur la loi du talion, c’est se condamner à l’échec.


La dissension nationale


Sur l’imagerie de l’Empire serbe au Moyen Age se fonde au début du XIXe siècle la revendication nationale émergente. Les dirigeants nationalistes font très tôt leur le mot d’ordre d’une « Grande Serbie », autour du projet de réunir tous les Slaves du Sudxi. Objectif atteint une première fois, de façon centraliste, avec le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, mais le Royaume de Yougoslavie sombre lors de la Seconde guerre mondiale, à la suite du démantèlement du pays par les forces de l’Axe et des massacres de populations serbes par les Oustachis croates. L’unité des Slaves du Sud est réalisée une seconde fois, dans un cadre fédéraliste cette fois, avec la République socialiste fédérative de Yougoslavie. Mais celle-ci s’étant, à son tour, disloquée dans la violence et les haines ethnico-religieuses, la frustration des Serbes se fait d’autant plus vive que c’est leur vision de l’unité des Slaves du Sud qui, par deux fois, a sombré dans une guerre civile.


Les tenants d’une « Grande Serbie » ajoutent à l’idée d’unité des Slaves du Sud les mythes de l’Empire de Dusan et de l’Église autocéphale serbe. Ceci les amène à revendiquer le rattachement de territoires non peuplés majoritairement par des Slaves mais ayant appartenu à l’Empire (comme le Kosovo). Les discours atteignent des logiques extrêmes : « Tout lieu où se trouve une tombe serbe est Serbe » affirmait Vuk Draskovic pendant la campagne présidentielle de 1997, et pour des chefs de l’Église orthodoxe, le Kosovo constitue « leur Jérusalem, leur Golgotha, leur terre sainte ».


Ce sont là des interprétations fortement intériorisées depuis le XIXe siècle dans la population serbe, réactivées par la publication du « Mémorandum de l’Académie des sciences et des arts de Belgrade » en 1986, dont Milosevic a usé de la symbolique pour accéder au pouvoir et renforcer sa dictature sans en être l’inspirateur. Le désarroi et les ressentiments des populations serbes n’en sont que plus intenses.


Avant de devenir projet politique, essentiellement contre les ambitions serbes, avec la « Ligue de Prizren » en 1878, le mouvement national albanais revendique « que cesse l’état d’inculture dans lequel nous sommes si longtemps restés ! Souhaitons que bientôt l’enseignement en albanais soit étendu à toute la nation ». Au contraire des Serbes, les Albanais n’ont jamais constitué « d’empire » et ceux qui peuplent le Kosovo n’ont même jamais appartenu à l’Albanie indépendante, d’où une vision de la question nationale non dénuée d’assujettissement. Ainsi, à la différence des principaux mouvements de libération de ce siècle, les dirigeants indépendantistes albanais du Kosovo ont soumis la réalisation de leur revendication à la force d’une intervention militaire extérieure (l’OTAN) ; mais ceci ne laisse nullement préjuger de l’acceptation par les populations albanaises d’une situation de tutelle qui viendrait à perdurer.


Que la question nationale naisse à l’intérieur d’un territoire déjà délimité ou représente une revendication identitaire dans un espace non défini, la fixation des frontières représente un enjeu stratégique chargé de symboles. Les deux conceptions qui s’opposent à ce sujet au Kosovo sont radicalement contradictoires et trouvent un écho chauvin et irrédentiste très difficilement réductible au sein des populations.


Les Albanais du Kosovo revendiquent le droit à l’indépendance (certains une « Grande Albanie »). Les Serbes se réclament d’un droit historique ; le cœur de la Serbie s’étant déplacé, depuis le Moyen Age, de la région du Kosovo vers Belgrade, il leur revient, pensent-ils, de reprendre la mission, interrompue après la bataille de Kosovo Polje, de la constitution d’un Grand État serbe. Une politique de prévention de crise, sous-estimant cette opposition ou passant outre sur la nécessité de la résorber, ira inéluctablement à l’encontre de l’objectif recherché d’une société pluriethnique, voire de la possibilité que les deux communautés se côtoient sans heurts.


Il ressort de ce rappel des (principaux) contentieux et différends entre Serbes et Albanais que chacun d’eux constitue une donnée du conflit. Si tous ne revêtent pas la même importance, si leur représentation et leur interprétation diffèrent d’une communauté à l’autre, aucun ne peut être ignoré. Les prendre en compte ne signifie pas s’y résoudre. Ce prisme d’antagonismes se doit d’être appréhendé en conduisant une politique de prévention qui permette aux deux parties de s’accepter, de cheminer vers une tolérance réciproque. Données historiques et culturelles, subjectivités, mythes et symboles fondent la mémoire collective ; l’ignorer c’est accepter que l’intolérable perdure.


A propos de la communauté internationale


Aux circonstances de l’histoire et aux mythes qu’elles induisent, s’ajoutent des événements plus récents où le manque d’une perception aiguë des réalités par la communauté internationale n’a pas permis de conjurer la crise. Si la question du Kosovo se pose depuis la décision de la Conférence des Ambassadeurs de le séparer du nouvel État albanais, il est évident que les événements survenus depuis la fin des années 1980, avec la chute du Mur de Berlin, en modifiant les rapports de force dans le monde et renouvelant profondément les équilibres dans les Balkans, ont joué un rôle déterminant.


Pendant l’entre-deux guerres, la revendication des Albanais du Kosovo ne retenait l’attention de personne. Après 1945, comme l’écrit Alain Ducelier : « on le savait, mais cette "pudeur" criminelle s’expliquait par l’existence toute proche d’un État à qui on prêtait des visées annexionnistes. En dire trop sur le drame kosovar revenait donc à attaquer la Yougoslavie non alignée, à prendre position pour l’Albanie stalinienne »xii La situation nouvelle va permettre aux Albanais du Kosovo d’attirer l’attention de la communauté internationale.


Le noyau de contradictions qui opposent Serbes et Albanais rendait quasi nulles les probabilités que la partie serbe fasse montre du discernement nécessaire pour éviter une crise ouverte ou que la partie albanaise soit prête à des compromis acceptables par Belgrade. Devant cette situation de crise programmée, il eût été indispensable de mettre en place une stratégie préventive qui prenne en compte les représentations nationales, identitaires et symboliques propres aux deux communautés. Un bref rappel de certains faits tend à démontrer que ce ne fut pas la voie suivie.


1/ Le processus de désagrégation de l’Empire soviétique s’est accompagné d’une mise en cause de la règle de l’intangibilité des frontières qui prévalait dans la situation du glacis Est-Ouest : une Union soviétique implosée, une Tchécoslovaquie dissociée au terme d’un processus électoral et une Yougoslavie désagrégée ; tout ceci devait inéluctablement avoir des conséquences au Kosovo.


La proclamation de leur indépendance par la Croatie et la Slovénie en 1991, puis la guerre en Bosnie-Herzégovine renforcent, dans les populations albanaises du Kosovo, les aspirations autonomistes et indépendantistes. De façon concomitante, la mise en question de l’intangibilité des frontières de l’ex-Yougoslavie est interprétée, côté serbe, comme la preuve d’un « complot international » et contribue à propager la thèse du « martyre serbe ».


On peut s’interroger, dans le contexte de l’effondrement du bloc soviétique : certaines revendications nationales n’ont-elles pas trop facilement été considérées comme une composante du processus de démocratisation des sociétés concernées ? N’a-t-on pas sous-estimé, et parfois même délibérément ignoré, que des discours centralistes-unitaristes ou indépendantistes-périphériques réactivaient (en ex-Yougoslavie et ailleurs) de vieux démons chauvins, xénophobes et particularistes, sources de crises à venir ?


2/ En mars 1989, dans le climat de tension qui prélude à l’implosion de la Yougoslavie, les droits reconnus en 1974 aux populations du Kosovo sont brutalement supprimés par Slobodan Milosevic, l’état d’urgence est proclamé en 1990, gouvernement et parlement provincial sont dissous. On procède à des licenciements massifs dans les secteurs de l’enseignement, de la santé, des médias ou de la culture et des dizaines de milliers d’ouvriers sont chassés de leur travail.

Ainsi se crée, sur le continent européen, au moment où, partout dans le monde, on se félicite du processus d’abrogation de l’apartheid en Afrique du Sud, une situation d’apartheid : 90% d’une population se voit bannie de toute participation aux affaires publiques et connaît un régime de ségrégation. Les réactions de la communauté internationale ne dépassent pas, pour autant, le stade de la commisération et des déclarations formelles : les Albanais du Kosovo sont oubliés. La communauté internationale a-t-elle pris, dans ces circonstances, les dispositions qui s’imposaient devant une situation qui, immanquablement, allait accroître leur révolte et aggraver la crise intercommunautaire ?


3/ La question du Kosovo, pendant le déroulement de la guerre de Bosnie, est considérée comme une épée dans le dos de Milosevic. Toutefois, l’élargissement du conflit à la province comporte des risques de propagation en chaîne sur le front sud de la Yougoslavie. Ainsi s’explique le soutien accordé à la politique non violente préconisée par le « président » de la « République du Kosovo », Ibrahim Rugova. On conseille donc aux Albanais la patience et l’attente d’une solution du conflit en Bosnie qui permettra d’envisager une modification de leur statutxiii. Le Président George Bush, en déclarant qu’il n’accepterait pas un recours à la force militaire au Kosovo, a par ailleurs précisé à Milosevic la limite à ne pas dépasser.


Cependant, en 1995, quand le secrétaire d’État américain Warren Christopher négocie l’Accord de Dayton, Milosevic refuse que la question du Kosovo soit abordée. Comme lors de la Conférence des Ambassadeurs en 1913, les Albanais du Kosovo demeurent une « nationalité inexistante ». Il est évident que doivent être prises en compte toutes les composantes qui ont amené à la signature de cet accord, qu’il s’agisse de ce que l’on a appelé la « contrainte Milosevic » ou de la priorité à accorder à la question de la Bosnie. Mais l’omission du Kosovo dans la négociation constitue un succès pour la diplomatie et la politique de Belgrade et corollairement un désaveu de la ligne pacifiste d’Ibrahim Rugova.


L’espoir, pour la province du Kosovo, d’une évolution sans violence soutenue par la communauté internationale, vers la reconnaissance d’une autonomie, s’estompe. Il devient dès lors inévitable que la revendication nationaliste se radicalise vers l’option armée. Une nouvelle fois, la politique suivie ne prévient pas la crise, mais participe de la tension.


4/ A la fin de 1997, les interventions et pressions de la communauté internationale (Groupe de contact, mission Holbrooke, médiation de Christopher Hill) échouent dans leurs tentatives pour que des négociations s’engagent entre les délégations de Belgrade et de Pristina. La politique d’exclusion et d’ostracisme de Belgrade envers les Albanais se poursuit, les incidents armés se multiplient. Dans ce contexte, l’État-major de l’Armée fédérale annonce une intervention au Kosovo pour « rétablir l’ordre ». Le 28 février 1998, les forces spéciales serbes engagent des opérations dans la région de Drenica, un des bastions traditionnels du mouvement nationaliste albanais : la guerre au Kosovo est commencée.


Les déclarations de l’armée étaient sans ambiguïté et les préparatifs militaires des forces serbes connus ; la communauté internationale est-elle alors intervenue avec suffisamment de conviction pour que s’engagent de réelles négociations entre les deux parties ? Tout a-t-il été tenté pour prévenir le passage à un conflit armé entre deux communautés où trop de dettes de sang sont déjà inscrites dans les mémoires ? Les conséquences de l’absence d’une politique de prévention de crise, dans ce moment crucial, vont peser lourd sur la suite des événements.


5/ Les opérations militaires engagées, champ libre est laissé à Milosevic. Les forces de sécurité et l’armée serbes rasent des villages, interdisent aux organisations humanitaires de se rendre dans les zones de combats et soumettent le Kosovo à un embargo alimentaire. Conséquence logique, totalement conforme à la tradition et aux modes de penser albanais, la lutte armée apparaît comme le seul langage que puisse comprendre Belgrade et la seule voie pour alerter la communauté internationale et provoquer son intervention. On assiste à un fort mouvement de ralliement à l’UCK (Armée de libération du Kosovo), tant au Kosovo que dans l’émigration ; parallèlement à une radicalisation des mots d’ordre indépendantistes, les tenants d’une « Grande Albanie » font entendre leur voix.


Face à ce scénario, la pression de la communauté internationale change de camp. Un diplomate occidental déclare : « On verra avec l’arrivée de l’hiver si elle (l’UCK) a vraiment les moyens de s’en prendre à l’armée yougoslave ». Des experts de l’OTAN vont jusqu’à considérer que Belgrade fait preuve, dans ses opérations contre la guérilla albanaise, « de beaucoup de retenue »xiv ! Paul Williams, directeur de l’Institut d’analyse politique Carnegie à Washington le dit sans ambages lors d’une interview : « Aujourd’hui, les Occidentaux se rendent compte de la puissance et surtout du potentiel de l’UCK et ont décidé qu’il valait mieux diriger leurs efforts sur le front albanais pour l’affaiblir »xv.


Le Groupe de contact demande aux États de prendre des dispositions pour entraver l’acheminement vers le Kosovo des fonds de la diaspora albanaise dont une partie contribue à l’armement de l’UCK. Pour reprendre une déclaration de Bronislav Geremek, qui assurait la présidence de l’OSCE, n’a-t-on pas, en ces circonstances, quelque peu oublié « qu’il y a une différence entre la violence employée par l’État et celle de la résistance »xvi ?


Ces événements précèdent de quelques mois l’opération « Force alliée ». Ils amènent à se poser la question suivante : les puissances occidentales n’ont-elles pas, au cours des années 1990, adopté une politique de pressions alternées sur l’une et l’autre partie, au détriment d’une démarche cohérente de prévention de crise ?


6/ En septembre 1998, les groupes armés de l’UCK ne représentant plus une menace pour le pouvoir serbe et l’équilibre des forces n’étant pas susceptible d’être modifié (il ne l’a d’ailleurs jamais été), la préoccupation première est, comme l’indique le rapport du Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, « d’intensifier les efforts afin d’empêcher un désastre humanitaire ». Dès lors, les pressions de la communauté internationale, y compris militaires, s’orientent à nouveau sur Belgrade. Elles aboutiront à l’Accord Holbrooke-Milosevic d’octobre 1998.


L’accord réaffirme qu’il s’agit d’une question intérieure à la Yougoslavie et précise que « toute solution doit respecter l’intégrité territoriale, la souveraineté et les frontières internationales de la RFY », confirmant ainsi que la communauté internationale envisage la solution du conflit dans un degré d’autonomie du Kosovo, qui reste à définir, au sein de la RFY. Dans le prolongement et l’esprit de l’accord, Christopher Hill avance des propositions qui sont immédiatement rejetées par les deux parties.


Devant l’impasse diplomatique, les Européens prennent l’initiative d’organiser la conférence de Rambouillet. Celle-ci sera plus une tentative d’imposer, avec quelques aménagements, le plan Hill, « à prendre ou à laisser », que la recherche d’un compromis. L’option OTAN prévaut. Le manque de cohérence des décisions prises depuis plusieurs années ayant plus amplifié qu’atténué les antagonismes et les sentiments de haine, Serbes et Albanais du Kosovo se précipitent dans un face à face, à la vie à la mortxvii.


Côté albanais, malgré l’échec militaire de la stratégie adoptée, il n’y a ni renoncement, ni défaitisme. Dans une société où l’homme en armes est symbole de liberté et où le code de la « besa » (de la parole donnée) engage, au nom de l’honneur, à venger les morts et les humiliations subies, on en appelle à la confrontation, tout en subordonnant celle-ci aux options de l’OTAN.


Côté serbe, ainsi que le déclarait, après le bombardement des positions serbes de Bosnie-Herzégovine, Dobrica Cosic, président de la Yougoslavie de 1992 à 1993 : « Il n’y a rien de déshonorant à être vaincu par l’OTAN ». Une improbable défaite face aux Albanais serait la pire des humiliations, mais dans un conflit élargi à l’OTAN, la « défaite » conforterait même la thèse du peuple martyr ; fierté nationale et chauvinisme, confondus, s’en trouveraient renforcés.


On connaît aujourd’hui les conséquences de cet engrenage non maîtrisé. Dans des sociétés où les liens relèvent souvent de structures claniques, où l’autorité du pouvoir traditionnel reste prépondérante, on peut proposer d’autres logiques, mais on ne peut les imposer. Prévenir ou résoudre les crises demande de comprendre (sinon d’admettre) d’autres codes sociaux, d’autres liens d’autorité, d’autres modes de penser. Sous-estimer ces réalités revient à se condamner à ne pas être entendu ou mal entendu, à agir à l’encontre du but recherché. _


Assumer le difficile héritage de la balkanisation


Une fois le Kosovo devenu un protectorat sous l’égide des Nations Unies et de l’OTAN, tout est différent mais rien n’est résolu. Sur le terrain, on constate des positions plus que jamais inconciliables, l’horreur de la guerre et de l’après-guerre s’ajoute aux dettes de sang passées.


La communauté internationale doit faire face à trois défis. La normalisation de la situation, au-delà des plaies à guérir et des tâches de reconstruction, demande impérativement que soient atténuées les haines entre les deux communautés, tâche délicate car, s’il y a urgence, la cicatrisation ne peut s’inscrire que dans un temps long.


Autre défi, comme le montre l’exemple de la Bosnie-Herzégovine, quatre ans après l’accord de Dayton, tout projet de société multiethnique est rendu impossible aussi longtemps que les populations concernées (instrumentalisées par les discours et la démagogie « ethnicistes » de dirigeants politiques et de chefs de clans) n’y adhèrent pas.


Enfin, au terme de l’intervention « Force alliée », comme avant son déclenchement, se pose la question du statut du Kosovo, qui peut difficilement rester longtemps indéterminé.


Aujourd’hui, pour les Albanais du Kosovo, l’indépendance se présente comme la seule solution possible. Mais ceci implique d’obtenir au préalable l’aval de la communauté internationale qui, jusqu’ici, s’y refuse. Les accords de Rambouillet, signés unilatéralement par la délégation albanaise, sont clairs à ce sujet : ils réaffirment l’intangibilité des frontières de la Serbie.


Prenant en compte le contexte balkanique, il revient aux Albanais de définir sans ambiguïté leur position sur la question nationale. Cette question leur enjoint de se montrer clairvoyants au regard de l’idée d’une « Albanie ethnique » : « Cette revendication se heurte inéluctablement aux ambitions et prétentions d’une Grande Serbie, du nationalisme ustaca croate, d’une Grande Slovénie, d’une Grande Bulgarie et de la Megali idea grecque. Chacune de ces idéologies irrédentistes, nourries d’un chauvinisme exacerbé, a pour objet de redessiner les frontières de son pays en prenant pour référence le moment le plus favorable des invasions, migrations, guerres et Empires successifs qui ont fait l’histoire des Balkans. Quadrature du cercle, chacun étant le spolié de l’autre ; quintessence de haines et de conflits »xviii. Le concept « d’Albanie ethnique », au même titre que celui d’une « Grande Serbie », est idéologiquement pervers et porteur à terme de nouvelles souffrances pour les populations.


Ceci rappelé, condamner les nationalismes et les excès qu’ils engendrent est chose facile quand on appartient à des nations établies, « respectées », et gardons en mémoire qu’il n’est nul besoin de remonter loin dans le temps pour être confronté à la barbarie de notre histoire. Sur le continent européen, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, pour des nations se considérant comme des peuples ennemis, la guerre demeurait le moyen de départager les ambitions et les contradictions qui divisaient les États ; il n’en est plus de même dans la partie occidentale de l’Europe. Cette nouvelle approche peut influer favorablement la prévention des crises dans sa partie orientale et balkanique où les contradictions entre États voisins et les antagonismes internes restent sources de graves tensions.


Une politique de prévention doit se fonder sur des solutions évolutives, supportables, respectueuses des droits et des aspirations des populations albanaises, serbes, roms, turques, etc., qui ont vécu et doivent pouvoir vivre dans un régime de droit au Kosovo, comme il doit en être dans tous les Balkans Elle ne doit pas pour autant imposer, sous des formes contraignantes, des « modèles » à des populations pour lesquelles l’État n’a jamais été fondé sur l’homogénéité ethnique et l’unicité nationale.


L’action de la communauté internationale ne peut se limiter à un rôle de police, au maintien d’un dispositif militaire ; elle doit, débarrassée de toute propension aux « diktats », faire montre de pédagogie, apporter une maïeutique de rupture avec le cycle de violence ; elle doit distinguer ce qui est fondé dans les revendications des différentes parties de ce qui relève du racisme ou de mythes funestes, de comprendre (et comprendre ne signifie pas s’en accommoder) que les structures traditionnelles pèsent sur les comportements.


Ceci implique pour l’OSCE, qui a en charge la « construction des institutions démocratiques », et pour les Nations Unies, responsables de l’administration civile, de disposer de réels moyens.


Il est également indispensable que l’aide économique, dont l’Union européenne a la charge, s’accompagne d’une lutte déterminée contre les économies parallèles et maffieuses qui, outre leurs effets corrupteurs, entretiennent le caractère clanique des sociétés et maintiennent des structures antinomiques à toute référence aux droits de l’homme. Pour compléter le dispositif, se référant à l’exemple de la « troisième corbeille » de l’Acte final de la Conférence d’Helsinki, le Pacte de stabilité balkanique devrait, dépassant les déclarations de principe, comporter des mesures concrètes pour l’établissement et le respect des droits de l’homme et des minorités, et la définition des procédures nécessaires pour que la justice passexix.


Mais, plus que de moyens financiers, concevoir et mener une maïeutique pacificatrice nécessite des capacités humaines dont il faut favoriser l’émergence par l’éducation et la formation, tant parmi les représentants de la communauté internationale que dans les espaces de sociétés civiles et les jeunes générations. Car gérer le dilemme temps (changement des mentalités) / urgence (gravité de la situation) ne peut se faire sans l’implication des communautés serbe et albanaise. Plus encore, la clé de la crise dépend d’eux et d’eux seuls. « Les deux solutions extrêmes – domination absolue d'un peuple sur les autres ou séparation radicale entre les différentes ethnies – n'ayant jamais réussi à assurer le mieux-être des populations »xx, l’effort doit tendre à mettre fin à la spirale infernale de malédictions transmises de génération en génération et à rechercher les possibilités que les différentes communautés coexistent.


Il est donc impératif, avant de parler de réconciliation, d'aider Serbes et Albanais à dominer leurs réflexes d’aversion, à se libérer de leur haine partagée et à accepter ce qu’il y a de complémentaire dans leurs cultures respectives afin de mettre la raison aux commandes. Comme le disait si justement une étudiante du Kosovo : « il n’est pas besoin de s’aimer pour vivre ensemble ».


Un tel projet demande tout particulièrement aux Européens d’assumer le difficile héritage de la balkanisation et des schémas de pensée qui l’accompagnent. Il n’y a pas de solutions au problème du Kosovo, non plus qu’à celui des Balkans, dans le maintien des États de la région confinés dans un rôle de base arrière ou dans une condition de tutelle internationale. Comme le propose l’historien Pierre Vidal-Naquet, il ne faut plus mettre les Balkans en miettes, mais les fédérerxxi. Ceci requiert un effort politique et économique, mais aussi le renforcement d’espaces de sociétés civiles, composantes indispensables pour que les différentes communautés s’acceptent et se tolèrent. Une telle action, il faut le dire et le redire, s’inscrit dans un temps long et, pour disposer de ce temps, aucun attentisme ni immobilisme ne sont autorisés.


Mais aussi, s’il ne s’agit pas de mépriser, moins encore d’ignorer les règles et les structures claniques et patriarcales, la complaisance ne sied pas car elles s’opposent aux libertés individuelles et à l’émergence des droits de l’homme. Les responsables des épurations ethniques, quelle qu'en soit l'origine, doivent être jugés, tout discours politicien chauvin est à dénoncer sans complaisance, les économies parallèles sur lesquelles se fonde le crime organisé, et qui créent des territoires de non-droit, doivent être implacablement combattues.


Conséquence de la prééminence d’une approche gestionnaire des crises, le conflit du Kosovo a été révélateur du manque d’une réflexion théorique et pratique dans la prévention des crises. Tirant les leçons de ce contre-exemple, devant la gravité persistante d’une situation qui annonce les hostilités et tueries du XXIe siècle, doit-on s’en tenir à la seule logique ayant prévalu jusqu’ici ou bien une véritable politique de prévention des conflits dans les Balkans peut-t-elle devenir un projet pour une nouvelle politique internationale ?



i S’agissant ici de souligner ce qui fonde les sentiments objectifs et subjectifs des populations concernées, on nous permettra de faire l’impasse sur des données politiques et économiques que chacun connaît et de porter l’attention sur ces données, incontournables que sont la mémoire et les sentiments des communautés serbe et albanaise.

ii Robert Fossier (dir.), Le Moyen-âge, Armand Colin, tome 3, p. 324.

iii Un chroniqueur turc rapporte que deux des sept chefs de la coalition étaient albanais, Georges II Balsha et Demètre Jonima.

iv Du nom de la ville du Kosovo où les délégués se sont réunis.

v Jacques Rupnik, Le Nouvel Observateur, 15 avril 1999.

vi Henri Tincq, « Une terre sainte de l’orthodoxie balkanique », Le Monde, 10 mars 1998.

vii O. Clément, M. Stavrou, « Orthodoxie, la pesanteur et la grâce », Le Monde, 25 avril 1999.

viii Nikola Pacic fut de nombreuses années Premier ministre de la Serbie puis du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.

ix En 1948, 68,5% de la population du Kosovo-Methohija (dénomination serbe de la province), est albanaise et 23,6% serbe.

x Rankovic sera limogé en 1966 pour avoir mené une politique trop répressive à l’encontre des Kosovars albanais.

xi C’est-à-dire l’union des Serbes, Croates, Slovènes, Bosniaques et Macédoniens. Le projet des nationalistes croates, semblable dans la forme, diffère dans les intentions : pour eux, il s’agit prioritairement de résister à l’emprise de l’Empire austro-hongrois.

xii Alain Ducelier, « Albanais et Serbes, ennemis naturels ? », Le Monde, 5 juin 1999. Précisons que si Tirana a toujours défendu les droits des Albanais du Kosovo, l’Albanie n’a jamais pour autant appuyé les idées séparatistes ; c’est seulement après la répression des manifestations de 1981 qu’elle a ouvertement soutenu la revendication du statut de province autonome pour le Kosovo au sein de la République fédérale de Yougoslavie.

xiii La situation de tension au Kosovo est d’autant plus facile à contrôler que le blocus de la Serbie et du Monténégro n’est pas sans favoriser de juteux trafics auxquels le Kosovo offre alors une importante voie de passage.

xivLe Temps, Genève, 24 juillet 1998.

xvLe Temps, Genève, 30 juillet 1998.

xvi Interview de Bronislav Geremek, ministre des Affaires étrangères polonais, Libération, 7 janvier 1999.

xvii La rupture des négociations a entraîné le retrait des observateurs de l’OSCE. On ne réécrit pas l’histoire mais, la question de la prévention des crises étant au centre de notre préoccupation, rappelons deux déclarations à propos de ce retrait, celle de Gabriel Keller, numéro deux de la KVM (Mission de Vérification au Kosovo) : « La mission avait pourtant une vertu calmante. Notre présence a permis d’abaisser le niveau de violence et d’épargner beaucoup de vies » et celle du chef de la KVM, William Walker : « Nous sommes très préoccupés du sort des gens que nous laissons derrière nous ».

xviii « Le Kosovo, un petit pion sur l’échiquier des grands », Puissances et influences, François Géré, Gérard Chaliand, Arnaud Blin (dir.), Fondation pour la recherche stratégique, Éditions Mille et une nuits, 1999.

xix L’Acte final comporte trois corbeilles : la première se rapporte aux questions relatives à la sécurité de l’Europe, la deuxième à la coopération économique, scientifique et technique et la troisième aux droits de l’homme.

xx Catherine Samary, « Du projet d’union libre à l’étouffement des espérances », Le Monde Diplomatique, juillet 1992.

xxi Pierre Vidal-Naquet, Le Monde, 9 avril 1999.

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