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Août 1995 : L'autre droit à l'ingérence


La Russie bafouée est avilie par Eltsine, la Chine ayant pour horizon son développement économique, les États-Unis font la loi, avec la Royaume Uni et la France, au sein de l'ONU et du Conseil de sécurité. La manipulation de l'institution sert deux objectifs. Premièrement, légaliser par des résolutions des interventions militaires de coalitions occidentales et de l'OTAN. Second objectif, légitimer ses interventions sous le couvert du « droit d'ingérence humanitaire. » D'où le besoin d'y opposer un autre droit d'ingérence au sein des Nations unie, un droit à l'ingérence citoyenne.


"L'autre droit à l'ingérence" a été publié par Gilbert Wasserman, dans le numéro d'août-septembre 1995, de l'excellente revue M (Mensuel, Marxisme, Mouvement), qu'il dirigeait et deviendra en 1998, Mouvements.



Août 1995

L’autre droit à l’ingérence


La célébration du cinquantième anniversaire de l’ONU n’a guère suscité d’enthousiasme, la question de son avenir et de savoir si elle doit en avoir un n’en demeure pas moins une interrogation sérieuse. À son propos on entend certains proclamer : « l’ONU c’est nous ! » D’autres, précautionneux, demander « plus d’ONU » ; on passe d’une volonté utopique à une revendication qui apparait incongrue et, surtout, les deux formules sont parfaitement abstraites, indifférentes à l’opinion publique.


Avant la chute du mur de Berlin, l’attitude du citoyen à l‘égard des décisions prises au sein des Nations unies était déterminée par ses attaches nationales ou par son adhésion idéologique et politique personnelle à l’un des deux blocs ; cette délégation ou cet abandon de pouvoir participaient des « mécanismes d’adhésion ou d’identification (grâce auxquels pendant la guerre froide) on trouvait immédiatement un sens ä son action individuelle ou collective.i » Aujourd’hui, ce n’est plus l'appartenance à l’un des deux blocs qui décide des votes des États et des gouvernements au sein du système onusien, la donne s’en trouve modifiée, mais l’ONU reste un lieu politique dont le citoyen est exclu.


A la confrontation veto contre veto de la guerre froideii ; ont fait place les conciliabules et la complicité des réunions ä huis clos des membres permanents du Conseil de sécurité qui se prononcent selon de subtils jeux, alliant chasses gardées et consensus diplomatiques, et que seuls comprennent les « milieux bien informés ». Si, au sein du Conseil de sécurité ou dans d’autres instances du système des Nations unies, on a pu saluer ces dernières années de belles « unanimités », le monde étant infiniment plus complexe que les paramètres des stratèges et aucune rhétorique ne pouvant supprimer les contradictions qui le traversent, il n’était pas à parier sur l’avenir des votes unanimes ; les divergences, sur fond de pressions politiques et économiques, de fait accompli ou d’attentisme complaisant, ont très vite prévalu. Qu’il s’agisse des casques bleus, témoins et otages du terrible engrenage qui déchire l’ex - Yougoslavie, de la question de la levée d'embargos, dont on tait les conséquences humaines, décidés par l’ONU, ou des grands silences diplomatiques dont la Tchétchénie est un des exemples actuels les plus brutaux, il est juste de dire que « l'ONU (est) confisquée »,iii ou de poser la question, est-elle autre chose « qu’une organisation résiduelle ?iv »


Bien que les médias servent les Nations unies à toutes les sauces, en réalité le « déficit d’information » de l’opinion publique, évoqué lors du référendum sur Maastricht au sujet des institutions européennes, s’avère incommensurablement plus grand à propos du système onusien. La masse d’informations, commentaires et analyses déversée au fil des évènement et des crises, conforme le plus souvent les opinions publiques dans l’idée de l’inefficacité de l’ONU ou de sa faillite, mais ces opinions ignorent presque toujours le pourquoi des résolutions adoptées, des interventions décidées, des compromis passés, des silences observés ou des questions oubliées sur les bords de l’East River. Domaine réservé des gouvernements et des diplomates, que son image soit celle de casques bleus en faction, d’un secrétaire général (qu’il s’appelle

Trygve Lie, Boutros Boutros-Ghali ou Kurt Waldheim) ou de mains levées lors du vote d’une résolution par le Conseil dc sécurité, l’ONU reste une entité abstraite que l’on peut charger de tous les maux, un exutoire ; personne ne se sent concerné et encore moins responsabilisé. Les citoyens sont non seulement exclus du champ politique onusien mais, réalité combien plus grave, ne voient pas de raisons de s’y intéresser quelque peu.


Le mur de Berlin tombé, les États-Unis, « vainqueurs de la guerre froide », se sont voulus le pôle des libertés et de la démocratie, l'ordonnateur « d’un nouvel ordre mondial » : consensus, chez les uns, obédience chez d'autres, sujétion chez les tiers, ce rôle de leadership a été reconnu au panache étoilé. Mais, bien que disposant du plus fort potentiel militaire, les États-Unis n’ont pas (ou plus, si l’on se réfère au temps du plan Marshall) la puissance financière et économique, ni l’image morale, leur permettant de jouer les gendarmes du monde. Leurs ambitions géopolitiques comme leur vision d’un nouveau monde, très vite, se sont réduites à la défense des intérêts prioritaires des États-Unis.


Cette « impuissance » vérifie un fait majeur, la fin de l’hégémonie occidentale à laquelle participaient aussi les idées du socialisme et du communisme. À l’équilibre des deux blocs antagonistes succède un monde dans lequel aucune puissance ne peut affirmer son leadership ; mais qui sait demain quelle puissance (ou groupe de puissances) pourra prétendre ä ce rôle ct de quelle politique ou idéologie elle sera porteuse ? La fin du face à face Est/Ouest entraîne en effet un processus de dissémination des lieux de décisions où interfèrent visées étatiques, rêves nationalistes, ambitions régionales, conquête des marchés, prosélytismes religieux.


Les couloirs des Nations unies sont un lieu géométrique où se croisent et s'entrecroisent ces convoitises ; ceci n'est pas sans importance et peut fonder l'opinion selon laquelle ce n'est pas de « trop d'ONU » dont le monde souffre mais de « pas assez d'ONU ». Il convient alors de poser la question : que faut-il entendre par « plus d'ONU » ?


Échecs, limites et impasses actuels du système onusien


Si l'on s'en tient à son objectif premier - la défense de la paix dans le monde - force est de constater qu'il n'y a pas eu, depuis sa fondation lors de la Conférence de San Francisco en 1945, un jour sans guerre dans le monde : de quoi laisser circonspect, mais il faut admettre que la conflagration majeure, le conflit atomique entre les deux blocs Et-Ouest, ne s'est pas produite. Les protagonistes pouvaient, au sein de l'ONU, s'exprimer à la cantonade, affirmer leurs vues, ou prendre à témoins les délégations (et les peuples) des autres pays et se rencontrer en coulisses ; cette fonction, utilisée par les deux parties, a aidé à ce que soit toujours connues et de l'un et de l'autre, les limites à ne pas franchir et nul ne peut savoir ce qu'il serait advenu sans l'existence des Nations unies.


Les discours qui fleurissent à la fin de la confrontation Est-Ouest laissant augurer d'une ONU pouvant enfin pleinement remplir son rôle pour la sécurité et la paix internationales, la défense des droits de l'homme, le respect du droit international, l'aide au progrès social et humain. Cinq ans après, ces discours ne sont plus crédibles ; le « machin » est devenu instrument, ainsi l'écrit Hervé Cassan, directeur au cabinet de Boutros Boutros-Ghali : « s'y reflète, de façon implacable, le visage de la société des États. Elle est au sens propre du terme un instrument. »v


Son histoire immédiate n'est qu'un désespérant constat : qu'il s'agisse de la honte et des atrocités que peut couvrir son action/inaction dans l'ex-Yougoslavie, en Angola ou en Afghanistan, du discours civique et moral infecté par les calculs et les intérêts de domination avant, pendant et après les secours portés aux populations du Rwanda, des atermoiements sans fin sur l'application des décisions se rapportant au Sahara occidental ou à Timor, de sa mise à l'écart dans le processus de paix entre Israël et la Palestine (alors même que c'est une résolution des Nations unies qui décida initialement du partage de la Palestine), ou encore qu'il s'agisse de l'approche sélective faite en son sein du problème Kurde, de son rôle de Rambo technétronique en Irak ou de Rambo ambulancier en Somalie, toujours prévalent, sur fond d'alliances ou de confrontations, les « realpolitik » des grandes puissances, au premier rang desquelles, les États-Unis. Là où le nœud des contradictions est trop fort entre les parties concernées, l'ONU se montre inopérante ; là où des résolutions sont adoptées et appliquées, c'est qu'il existe une situation de consensus ou un rapport de forces inégal qui permet de les imposer. Comme pendant la guerre froide, c'est le rapport de forces qui détermine les décisions prises, à la différence qu'aujourd'hui celui-ci est fortement évolutif et qu'il est impossible de prévoir ce qu'il sera demain. Sachant son action inscrite dans une telle logique, est-il raisonnable d'imaginer « plus d'ONU » ?


De plus, et ce serait démagogie de l'envisager, le système onusien n'est pas démocratique. La hiérarchie des pouvoirs qui régit son fonctionnement fixé par ses initiateurs (les États-Unis, le Royaume Uni d'abord et l'Union soviétique ensuite) entre 1941 et 1945 n'est nullement innocente. Les leçons de l'échec de la SDN avaient été tirées a-t-on dit ; il serait plus juste d'entendre que l'on a, pour l'essentiel, reproduit la SDN. Parmi les nouvelles dispositions, le droit de veto d'une part (en lieu et place de la règle de l'unanimité), affirme le rôle prééminent de certains États et prend en compte l'antagonisme majeur qui oppose idéologiquement les alliés de la Seconde Guerre mondiale. Le rattachement des institutions de Bretton Woods au système onusien, d'autre part, relevait du traumatisme de la crise de 1929 lors de laquelle avait été déplorée l'absence d'organismes financiers internationaux « régulateurs » et surtout, cela affirmait le rôle dominant des pays riches. Ces nouvelles dispositions ne vont nullement dans le sens de « l'égalité souveraine de tous les États... grands et petits »,vi mais encore une fois, imaginer un organisme universel égalitaire serait démagogique.


Le lieu de décision est le Conseil de sécurité où les cinq membres permanents disposent du droit de veto. Dotés ainsi du pouvoir réel, ils peuvent se targuer de ses succès, mais ils portent d'abord la plus grande responsabilité des défaites de l'ONU. Si le secrétaire général peut user de son influence sur le choix des hommes, ses prérogatives se militent à « attirer l'attention du Conseil de sécurité » sur les menaces pour la paix et la sécurité internationale,vii et son rôle est celui d'un fonctionnaire-diplomate. L'Assemblée générale dispose certes d'un pouvoir de ratification, mais ses possibilités d'intervention sont réduite puisqu'il lui est interdit de « faire aucune recommandation sur (un) différend » si le Conseil de sécurité en est saisi, comme il en est de toutes les questions brûlantes.viii Au sein de la galaxie des organismes du système onusien,ix qui n'ont le plus souvent qu'un pouvoir de recommandation et non pas de décision, dont les moyens sont insuffisants et trop souvent gaspillés, les mêmes rapports de force se reproduisent. Ils sont encore plus inégaux au sein des organismes financiers et économiques, FMI, Banque mondiale, OCI qui sont dotés de véritables pouvoirs de décision et d'intervention. Les dés étant pipés, pourquoi, dans ces conditions, évoqué « plus d'ONU » ?


Certes la question de la réforme de l'institution est posée de façon permanente.x Qu'il s'agisse de la composition du Conseil de sécurité et de son élargissement,xi de la question, du maintien ou de la suppression du droit de veto, du rôle et des attributions du Secrétaire général (dirigeant doté d'un pouvoir de direction ou seulement le « plus haut des fonctionnaires » ?xii, du mode de désignation des instances dirigeantes des différentes institutions, de la coordination de la gestion et de l'action, des organismes appartenant au système onusien (ainsi, si des organismes des Nations unies conduisent d'utiles missions de secours ou de coopération qui exige sur le terrain abnégation et courage, « la chose »xiii impose dans ces même pays, avec le plus parfait cynisme, des choix économiques aux conséquences humaines et sociales impitoyables, sans que ceux qui les subissent puissent faire prévaloir d'autres voies). Ou encore, qu'il s'agisse de la création d'un Conseil de sécurité économique, dont on peut imaginer qu'il sera plus préoccupé de statistiques macroéconomiques que de développement social et humain,xiv ou du mode de financement du Système des Nations unies, cet efficace moyen de pression dans les mains des grandes puissances et des pays riches pour influencer les orientations et les votes au sein des différents organismes,xv etc, etc. Ces réformes, indispensables ou non, ne sont pas envisageables sans une modification profonde des hiérarchies établies qui régissent les relations dans la communauté internationale : mais l'institution onusienne bloquée, comment, en ce cas, envisager « plus d'ONU » ?


L'ONU miroir de l'état du monde


Verdict désespérant, mais est-ce à dire que ceux qui préconisent la mort de l'ONU ont raison ? Il faut alors prendre pleinement conscience que prêcher la politique du pire ne permettra pas de faire l'économie d'une réalité incontournable, l'ONU n'est que le révélateur des « real-diplomaties » et des realpolitik des États, et la fin de l'ONU n'y changerait rien. Au contraire, le meilleur des mondes pour tous les « réalistes » est celui des réunions bilatérales ou multilatérales où les participants sont choisis par leurs pairs (à l'exemple du G7) et où, entre gens de biens, le cynisme des puissants peut s'exprimer sans fard.


Les échecs politiques, les limites démocratiques et les impasses organisationnelles de l'ONU, amplifiés par les effets déstabilisateurs des discours des apprentis sorciers qui, dans la foulée de l'effondrement de l'URSS, ont joué avec le tracés des frontières et les sentiments nationaux, répandu des rêves consuméristes, annoncé avec le triomphe du libre-échange et de l'économie de marché, le jaillissement d'un « âge d'or », prophétisé la « fin de l'Histoire » et proclamé l'avènement de nouveaux espace de démocraties pluralistes, ne font que représenter le désordre du monde. La démagogie des discours et le lyrisme des promesses a tenu lieu de ressources humaines et financières et personne ne s'est soucié de ce que les mots et leurs miroitements ne recouvraient pas la même chose selon les populations, les histoires, les cultures, les mémoires.


Il en résulte un monde où prévaut le chacun pour soi des États et des hommes dominés par la finalité du seul argent, un monde où, dans les démocraties modèles, « l'indépendance » des partis politiques et des médias dépend de la manne ou du tour de table des milieux économiques et financiers, un monde où les règles religieuses et morales se singularisent et se radicalisent sur les positions les plus doctrinales, un monde où les choix économiques, qui intègrent les économies informelles ou illégales, ont pour conséquence de multiplier le nombre des marginalisés et de généraliser la corruption quand ils ne la légalisent pas, un monde où, de la rationalisation du chômage au servage économique ou sexuel, du refus de la différence à l'épuration ethnique, l'exclusion et la barbarie se banalisent, un monde où les notions de traditions à celle de la modernité font contester des références, des valeurs, des droits qui apparaissaient comme partagés ou s'imposaient à des sociétés et à des cultures malgré ce qui les différenciaient.


Si les interventions de l'ONU ne s'inscrivent pas aujourd'hui dans un projet, si elles ne sont porteuses d'aucune vision, c'est bien que les États, les gouvernements et leur diplomatie en sont privés et conduisent à vue, les yeux rivés sur les indices économiques. Ils ne savent comment gérer les effets d'une confrontation économique mondialisée dans l'impossibilité où ils sont de la contrôler ou de la discipliner, les marchés financiers étant le seul arbitre ; il n'ont pas les moyens (ni la volonté) de maîtriser les flux d'argent spéculatifs ou de s'attaquer à « l'économie du narcodollars », l'un et l'autre source de corruption et de trafics dont on n'imagine ni les ramifications ni les influences ; là où les risques de nouvelles Bosnie, Somalie ou Rwanda existent, les ambitions géopolitiques, ou celles de démagogues locaux, prévalent sur la vie des populations, et le commerce des armes se portent bien merci. S'ajoutent « les doctrines Follamour » qui emplissent les tiroirs et les ordinateurs des états-majors de leurs scénarios et de leurs simulations catastrophes, allant jusqu'à prévoir l'éventuelle nécessité de devoir à) nouveau user, pour l'exemple, de l'arme atomique ; tout cela alors que les moyens d'influencer et de manipuler les opinions publiques (et le gouvernements) n'ont jamais été si grands ni si sophistiqués et qu'en de nombreux lieux le désarroi, la haine, les frustrations et les ambitions alimentent toutes sortes de populismes fondés sur la nationalisme, la religion ou le rejet du politique. Nous vivons dans l'incontrôlé et l'incontrôlable.


Une « réforme » possible


Les défis et les périls sociaux, ethniques, économiques, mafieux, militaire, nucléaires, écologique, épidémiques, démographiques, scientifiques, intégristes, etc, sont autant de questions auxquelles nous sommes confrontés. Force est de constater que le système onusien, dans son état actuel, reste le seul lieu aussi où les représentants de l'ensemble de la communauté internationale continue de se côtoyer, où il reste possible de prendre langue, le seuil lieu aussi où, dans un contexte multilatéral, au contraire des réunions bilatérales, les plus faibles sont parfois moins faibles ; deux choses qui ne sont nullement à négliger.xvi`


Cette « utilité » de l'ONU admise, reconnue, elle reste le domaine réservé des gouvernements, des diplomates, des juristes ou des fonctionnaires internationaux : or ceux-ci peuvent-ils continuer à y agir hors de tout contrôle de la société civile ? Il convient encore et toujours d'évoquer le Préambule de la Charte des Nations unies, texte qui s'inscrit dans les déclarations généreuses du sortir de la Seconde Guerre mondiale, et commence par ces mots : « Nous, peuples des Nations Unies ». Cette formule ne réapparaît jamais, ni dans le Préambule, ni dans la Charte elle-même, des termes sans ambiguïtés sur à qui il revient de décider la remplacent : « nos gouvernements respectifs, par l'intermédiaire de leurs représentants... » Si sans vouloir faire un mauvais procès d'intention aux auteurs de la Charte - l'ONU ne peut certes pas être un parlement universel, gigantesque comice ou foire du trône -, la disparition du mot peuple concernant son engagement et sa responsabilisation, n'est pas chose anodine. Les peuples après avoir été invoqués, sans contrôle des citoyens, ils deviennent des sujets.


Ne serait-il pas nécessaire, dans la situation de fracture et d'instabilité planétaire actuelle, devant la multiplication prévisible et inéluctables des ingérences militaires, économiques, politiques, humanitaires, dont l'ONU sera l'acteur et l'instrument, de se préoccuper des jeux et enjeux stratégiques et diplomatiques que recouvrent ses interventions, de dépasser la seule émotion - émotion que l'on sait sélective puisque suscitée par la médiation de l'horreur en un leu alors que d'autres horreurs sont laissées silencieuses -, de pouvoir distinguer la raison de l'aventure, les intérêts communs des calculs de puissance ?


Il est utopique de pense que la mondialisation peut permettre l'économie de prises de décisions qui déterminent l'avenir de tous. Que l'ONU porte par délégation (les gouvernements se déchargeant sur elle ou s'en servant comme instrument) la responsabilité de massacres et de génocides non secourus ou des tragédies sociales programmées, est intolérable et cela nous concerne. Que des projets éducatifs ou de santé ne soient pas mis en place par incurie administrative ou par le non-versement de contributions financières dues par les États, cela nous concerne aussi. Pour prendre deux exemples, hors les conflits armés : quand, au sein des organismes onusiens, usant de l'argument (dont on ne contestera pas la pertinence par ailleurs) selon lequel : « l'Occident n'a pas le droit moral de donner des leçons »xvii on propose de différencier, selon les contextes nationaux, religieux ou culturels, les droits de l'homme, comme s'il n'y avait pas en ce domaine un noyau dur des principes intangibles, où quand, alors que l'on connaît la gravité des problèmes démographiques pour le devenir de l'ensemble de la planète, le texte initial du document préparatoire à la Conférence du Caire sur la population et le développement est mis au pilon sous la pression des fondamentalistes associés, opposés à la contraception et au droit à l'avortement, suffit-il de constater ces fait ou faut-il s'en émouvoir ?


Il est des questions pertinentes : « De nos jours (l'État) par la continentalisation et/ou la mondialisation de l'économie. Dans une telle situation, les citoyens ont toutes chance de s'interroger : Où les décisions vitales pour nos vies sont-elles exactement prises ? Qui les prend - et comment pouvons-nous leur en demande compte ? Quel pouvoir avons-nous ? »xviii Certes les temps ne sont pas favorables au grand large des utopies et pourtant, ne faut-il pas que « nous, peuples des Nations Unies » intervenions dans le fonctionnement de la machine onusienne et sur les décisions qui y sont prises, non pas, foin de naïveté, à partir d'une action « universelle », mais en faisant pression sur la politique suivie et les positions défendues au sein de la maison de verre par nos gouvernants ? L'ONU a pour fondement la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, cette filiation légitime un droit à l'ingérence dont personne ne fait mention, le droit à l'ingérence citoyenne dans la politique suivie par son pays au sein de l'ONU.xix


N'oublions pas qu'au contraire d'autres institutions internationales (G7, OCDE, OTAN), au contraire du réseau des multinationales et de leurs centres de décisions, au contraire des grands groupes médiatiques ou des sociétés de conseils, tissu serré qui régente le monde et conduit les gouvernements, organismes dans lesquels les peuples non pas le droit à la parole, ce droit au sein de l'ONU est du domaine du possible. Une telle démarche permet la connaissance des multiples contradictions qui, dans le processus irréversible de mondialisation, font et défont les peuples, les nations et les sociétés et peut aussi faire apparaître entre eux des convergences insoupçonnées.


Des ONG, que ce soit sur le terrain humanitaire, écologique ou des droits de l'homme participent à son action (rôle très souvent précieux, mais aussi parfois ambigu), et influent sur les choix faits dans les organismes de l'ONU ; elles démontrent que les moyens d'agir sont, beaucoup plus réels qu'il n'y paraît, mais pour l'essentiel, les chemins d'une intervention « citoyenne » restent à imaginer.xx


Il faut pour cela que l'ONU cesse d'apparaître comme une entité abstraite, célébrée ou vouée aux gémonies, il faut appréhender et rendre lisibles les décisions prises en son sein, les inscrire dans le débat politique national.xxi Dans ce monde éclaté qui succède à celui bipolaire de ma guerre froide, où de nouveaux clivages et de nouvelles déchirures naissent ou ressurgissent, dans ce monde qui n'apparait plus intelligible et où le sens de l'aventure humaine se cherche, les Nations unies sont tout à la fois un lieu de décision multilatérale unique, une structure dans laquelle se reproduisent toutes les inégalités interétatiques, un lieu de recours, un monstre bureaucratique, un instrument d'interposition, l'enceinte de tous les stratagèmes et, qui sait, peut-être une planche de salut ? Sans vouloir répandre ni illusions, ni confusions, il est important qu'elle puisse être un peu moins cela et un peu plus ceci.


Les gouvernements ont l'ONU qu'ils souhaitent, les peuples non. Paraphrasons : le système onusien n'est-il pas une chose trop sérieuse pour le laisser dans les mains des seuls politiques et diplomates ? Et, pour revenir à la question initiale, « plus d'ONU » ne signifierai-il pas que les citoyens s'approprient un peu de ce lieu de décisions dont dépend pour une bonne part nos lendemains et ceux des autres, que les positions adoptées par nos gouvernements dans les organismes onusiens s'inscrivent dans le débat politique national ? La plus nécessaire des « réformes » de l'ONU, celle que ne propose et ne souhaite aucun gouvernement, aucun pouvoir, ne consisterait-elle pas en une ingérence citoyenne dans le champ politique onusien ?




i Zaki Laïdi, Un monde privé de sens, Fayard, 1994.

iiIl en a été fait usage 279 fois pendant la « guerre froide », par l’Union Soviétique le plus ouvert (114 fois), mais elle n’en eut nullement le monopole. Les États-Unis en firent 69 fois usage et les autres « Grands » y ont aussi recouru quand leurs intérêts directs étaient concernés et qu’ils se trouvaient face ä une majorité contraire à ceux-ci au sein du Conseil de sécurité.

iii Olivier Russbach, ONU contre ONU, le droit international bafoué, La Découverte, 1994

iv Ghassan Salamé, in L'ONU et la guerre. La diplomatie en kaki, Éditions Complexe, 1994.

v Hervé Cassan, Des opinions démobilisées, Le Monde des débats, juillet-août 1994.

vi Plan de Dumbarton Oaks, décidé lors de la Conférence de Dumbarton Oaks en 1944.

vii Article 99 de la Charte des Nations unies.

viii Article 12.1 de la Charte des Nations unies.

ix La Cour Internationale de Justice, le Conseil économique et social, une trentaine d'Agences spécialisées, de Fonds et de Programmes des Nations unies, à l'exemple de l'UNECO, de la FAO, de l'UNICEF, du Haut commissariat aux réfugiés, du PNUD, de l'OIT, les organismes financiers et commerciaux (FMI, Banque mondiale, OCI), auxquels il faut ajouter les commissions économiques régionales, les instituts de recherche (désarmement, développement social...), la Commission des droits de l'Homme, etc.

x Voir à ce propos la Commission Carlsson qui a publié : Our global Neighbourhood, Oxford University Press; Erskine Childers et Brian Urquhart, Une direction énergique pour le monde de demain, l'avenir des Nations unies et Renewing the United Nations System,Dag Hammarskjöld Foundation, Uppsala, ou en France les ouvrages de Maurice Bertrand.

xi L'admission de l'Allemagne et du Japon comme membres permanents du Conseil de sécurité et la « réforme » dont on parle le plus, mais modifier un rouage du mécanisme peut provoquer des réactions en chaînes : revendications de l'Amérique latine, de l'Afrique et d'autres pays asiatiques a y être représentés, ce qui conforte jusqu'ici le statuquo.

xii À San Francisco, les États-Unis (position défendue par les autres membres permanents ainsi qu'il en avait été convenu à Dumbarton Oaks) ont imposé le droit de veto également pour le choix du Secrétaire général.

xiii Dénomination attribuée par Susan George et Fabrizio Sabelli à la Banque mondiale (dont le rôle est indissociable de celui du FMI) dans leur ouvrage : Crédits sans frontières. La religion séculière de la Banque mondiale, La Découverte, 1994.

xiv Les rapports de l'OCDE montrent l'alignement de cet organisme, qui n'appartient pas au système Onusien, sur certaines orientations antisociales du FMI et de la Banque mondiale, comment imaginer qu'il puisse en être autrement au sein d'un Conseil de sécurité économique ?

xv Il suffit de rappeler qu'en 1985, les États-Unis puis la Grande-Bretagne en 1986, faisant fi du respect de la règle de la majorité, se sont retirés de l'UNESCO, grevant ainsi de 30% le budget de l'Organisation, quand en son sein une majorité - composée essentiellement des pays du tiers-monde - a pris des positions opposées à celles de ces deux États; Aujourd'hui, alors même que la situation internationale a fondamentalement changé, qu'il n'y a plus de « majorité anti-américaine »,les États-Unis et la Grande-Bretagne n'ont toujours pas réintégré l'UNESCO.

xviComme en témoigne dans un contexte différent, le rôle de l'ONU dans le processus de décolonisation et à certains moments dans le conflit Nord-Sud en raison des interventions du Groupe des 77.

xvii Argument dont la Malaisie se fait le champion au sein de la Commission des droits de l'homme. À propos des droits de l'homme une information utile est donnée dans le Moniteur des doits de l'homme, Genève.

xviii Mitchell Cohen, Le nationalisme et la gauche, Les Temps Modernes, n° 579, décembre 1994.

xix Droit d'ingérence, terme à la mode, dont usent et abusent nombre de discours politiques, mais dont l'usage excessif et comme une réponse à une frustration des opinions publiques et à une volonté qu'elles ont de se réapproprier une capacité politique d'intervention.

xx Il convient de signaler une proposition déposée auprès du Conseil Économique et Social de l'ONU de modifier la résolution 1296 à propos des Organisations Non Gouvernementales et de dénommer à l'avenir celles-ci « Mouvements des peuples » (Peoples' Movement), l'appellation actuelle n'exprimant pas correctement la « participation démocratique des peuples » dans les actions menées.

xxi Certaines analyses publiées par des organismes de l'ONU ont de précieuses sources d'information, à l'exemple de l'Indicateur du développement humain (IDH). Au sujet de l'IDH, voir Jacques Berthelot, Un système économique complexe qui profite d'abord au Nord, in Cinquante ans déjà... Et alors l'ONU, Panoramiques n° 15, Éditions Arléa-Corlet, 1995.

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